vendredi 11 avril 2025
L'épars
J’ignore comment je peux savoir ce que je sais ou ce que je crois savoir concernant mes petits personnages. Au début, c'était quand ils m'apparaissaient au coin d’une rue, à l’improviste. Et ils m’apparaissaient séparément. Toujours dans le quartier nord, alentours de chez moi. À la vue de l’un d’eux s’ajoutait un nom personnel et une bribe d’histoire, comme en surimpression. Ou comme une bulle de texte flottant au-dessus de la tête d’un personnage de bande-dessinée. Mais il faut croire que ces bribes d’histoires continuaient de m'occuper l’esprit après que le petit personnage avait disparu. Qu’elles s’entrelaçaient et se prolongeaient l’une l’autre. Comme de faux cheveux. Qu’elles dessinaient des volutes, qu’elles m’entraient par une oreille pour me sortir par l’autre. Puis, j’ai commencé à rêver d’eux. Ces rêves étaient sans ordre, et les bribes d’histoires que chacun m’apportait l'étaient aussi. Je m’efforce à présent de faire des nœuds, de les ranger et de les coudre l'une à la suite de l’autre. Pour qu’elles fassent une histoire avec un début et une fin. C’est bien difficile. Je crains de leur faire perdre ainsi beaucoup d'éclat. En réalité, dans cette histoire, tous les moments viennent ensemble. Le passé, le présent et l’avenir n’existent pas. Ou plutôt, ils se succèdent en même temps qu’ils flottent à la dérive, sans que jamais le présent n’efface le passé, sans que jamais il l’abolisse. Chaque moment de l’histoire reviendra toujours. Cynthia, Daniel, Karim et les autres sont comme les petits personnages de bandes-dessinées qui traversent le temps sans du tout vieillir. Sans perdre leur jeune âge. Des morceaux épars d’un paradis de l’enfance qu’il s’agirait de rassembler, à ceci près qu’il ne s’agit pas d’un paradis. Tout commence à Nice-Nord mais tout bascule très vite, à l’opposé de la ville, devant les eaux glauques du port.
mercredi 9 avril 2025
Voilà l'histoire
Ils avaient dix-sept ans alors. Ce qui veut dire que Daniel avait connu le grand-père de Karim, il avait eu le temps de le connaître, c’est là le point important. Puis, un jour, celui-ci avait disparu. Il était parti à la pêche comme il en avait l’habitude, et il n'était pas revenu.
Daniel connaissait cette habitude de la pêche qu’avait le grand-père de Karim. Il pêchait derrière le môle. Il l’avait toujours fait, mais depuis un an qu’il était à la retraite, il le faisait plus souvent. Il prenait sa canne à pêche et il partait. Le plus souvent le matin, mais parfois aussi le soir, quand la journée avait été brûlante de soleil et que, la nuit venue, on craignait de ne pas pouvoir dormir, et que sur les quais planait une brume plus douce. Et il arrivait que grand-mère Leila demande à Karim d’aller chercher grand-père Bilal là où il était pour le ramener à la maison. Elle disait:
— Dis-lui que le repas est prêt, que je l’attends.
Ou:
— Dis-lui qu’il est tard, qu’il est temps de dormir. Ramène-le!
Et Karim allait chercher grand-père Bilal là où il savait le trouver, assis sur les rochers, derrière le môle, et tandis qu’ils revenaient, marchant tous deux jusqu’au boulevard Stalingrad, ils pouvaient parler un peu, fumer des cigarettes et se raconter des choses à demi-voix, sans que grand-mère Leila les voie ni les entende.
Grand-père Bilal marchait en se dandinant. Grand-mère Leila disait à Karim:
— Regarde comment il se dandine, ce fanfaron!
Grand-père Bilal disait qu’il marchait ainsi parce qu’il avait mal aux pieds, il ne pouvait plus porter aux pieds que des pantoufles, mais grand-mère Leila disait que ce n'était pas vrai, qu’il avait toujours marché ainsi depuis qu’il était jeune, qu’il l’avait toujours fait pour montrer ses épaules larges, son dos musclé. Pour faire le fanfaron.
Grand-père Bilal était marbrier. À un moment de sa vie, il avait travaillé à Massa Carrara. Officiellement, c'était parce qu’il avait trouvé, dans les carrières de là-bas, un travail mieux payé, mais grand-mère Leila racontait aussi, quand il n’était pas là pour l’entendre, qu’il avait fait “une bêtise”.
Un client était venu le chercher dans son atelier, il lui avait mal parlé. Personne ne savait au juste ce qu’il lui avait dit, une insulte brève, cinglante, infamante en italien, que Bilal n’avait jamais voulu répéter mais qui avait fait qu’il avait marché sur lui, la tête baissée, et qu’il lui avait donné un coup de tête dans le thorax, assez puissant et lourd pour que l’autre parte en arrière et qu’ayant heurté un établi, il se fasse mal au dos. Et, quand la police avait voulu l’interroger, Bilal était parti.
Peut-être avait-il aussi autre chose à cacher qui faisait qu’il ne voulait pas parler à la police, quelque chose qui avait trait à la guerre où Bilal avait été enrôlé dans les troupes italiennes, parce qu’il avait vécu sa jeunesse en Italie après avoir quitté l’Algérie, on ne sait pas trop pourquoi ni comment.
Le fait est qu’il était parti, qu’il était resté à Massa Carrara pendant quatre années sans revenir autrement qu’ici et là, pour deux ou trois nuits, en se cachant. Il embrassait sa femme et leur fille, Inès, qui devait devenir la mère de Karim, les deux mêmes étant restées à habiter dans la même petit appartement du boulevard Stalingrad, dans un immeuble ancien et haut qui était l’antithèse (ou l’envers) des villas et des résidences luxueuses qu’on voyait s’aligner sur le boulevard Franck Pilatte, et puis il repartait, ni vu ni connu, à Massa Carrara, et le fait aussi qu’il avait toujours trouvé moyen de leur envoyer son salaire, semaine après semaine, pour qu’elles vivent, pour que la petite continue d’aller à l'école puis au collège, sans qu’il leur manque rien.
Et grand-mère Leila racontait cette histoire à leur petit-fils Karim toujours en souriant un peu, d’un air malicieux, ce qui signifiait bien sûr qu’elle était fière de son mari. Car si on ne savait pas au juste ce que le client lui avait dit, Leila ne doutait pas que l’insulte qu’il avait entendue la concernait ou concernait leur fille, ou peut-être les deux, sinon pourquoi aurait-il réagi ainsi, un homme le plus doux et le plus tranquille du monde?
Il fallait que le mot de puttana soit sorti de la bouche perfide du client, un demi-italien, un entrepreneur véreux. Voilà l’histoire. On était pauvre mais on avait son honneur. Bilal avait posé ses outils, il aurait pu lui éclater la tête, mais il n’avait pas hésité un instant. Et même encore, maintenant qu’il était vieux, quand elle se moquait de lui parce qu’il marchait en se dandinant comme un fanfaron, Leila ne le faisait pas sans sourire, avec une grande fierté et une grande joie sur le visage.
Elle n'était pas Marlène Dietrich et Bilal n'était pas Jean Gabin, même s'il marchait comme lui, mais il était son homme.
Et voilà qu’un soir d’automne, comme il était allé pêcher sur les rochers, derrière le môle, il n'était pas revenu. On le lui avait enlevé. On le lui avait assassiné, sans doute, tout vieillard qu’il était. Et sa vie, à elle aussi, s'était arrêtée dans la nuit qui avait suivi, où elle l’avait attendu, où Karim avait couru partout sans le trouver, jusqu'au matin. Voilà l’histoire.
mardi 8 avril 2025
Daniel et Karim
Daniel et Karim se sont rencontrés une première fois devant un poste de télévision où était retransmise une finale de la coupe du monde de football, qui opposait deux équipes étrangères. C'était un dimanche après-midi de mai, le soleil était brûlant. Daniel avait passé la journée chez une fille qu’il connaissait depuis peu, qui s’appelait Béatrice, dans l’appartement de ses parents, d’où ses parents étaient partis. Un immeuble moderne dans l’avenue Châteaubriant, où les immeubles sont bas, précédés de jardins, et où le dimanche il ne passe personne.
Au milieu de l'après-midi, Daniel a parlé du match, et comme le moment était venu pour eux de prendre l’air, que la peau leur brûlait, ils ont un peu marché sur les trottoirs déserts, et ils se sont retrouvés dans un café de l’avenue du Ray qui est un rendez-vous des amateurs de foot.
Ils n’y étaient jamais venus. Ils ont commandé des boissons et des glaces. L’endroit ressemblait plutôt à un glacier. Avec des miroirs et la lumière du dehors qui se reflétait dessus. Il y avait là une demi-douzaine d’authentiques tifosi, qui ont continué de regarder le match sans s’occuper d’eux, mais aussi trois garçons de leur âge dont deux au moins faisaient beaucoup de bruit.
Ils conspuaient l’arbitre qui ne les entendait pas, ils se levaient, s’exclamaient, ils tapaient sur les tables, mais aussi ils riaient en regardant la fille. Celle-ci était en short. Les yeux clairs, la peau claire, aussi peu vêtue qu’elle pouvait l'être. Et comme les regards et les rires devenaient offensants, Daniel s’est levé de sa chaise pour faire face aux moqueurs.
Il était grand. Il se tenait immobile, sans rien dire, il montrait sur son visage l’air le plus calme et le plus résolu dont il était capable, qu’il avait dû apprendre en regardant des films. Le patron est intervenu. Il a crié de derrière son comptoir:
— Oh, les garçons, ça suffit, on arrête!
La lumière était coupante. Les rares voitures qui montaient l’avenue en direction du nord roulaient vite. On entendait longtemps le bruit des moteurs qui décroissait dans le vide. Alors, l’un des trois s’est levé, lui aussi. Il est venu vers Daniel et il a dit en souriant:
— Ne fais pas attention. Ils font les malins. Ils sont jaloux parce qu’ils n’ont pas de copines.
Daniel ne le regardait pas. Il regardait derrière lui les deux autres qui continuaient de rire mais sans quitter leurs chaises.
Béatrice s’est levée à son tour. Elle a posé sa main sur le bras de Daniel. Elle a dit:
— J’en ai assez du foot. Il fait trop chaud ici. Tu me raccompagnes?
Puis encore:
— Arrête de les regarder. Viens!
Elle l’a tiré par le bras et ils sont partis.
Le hasard a voulu qu’ils se retrouvent quelques semaines plus tard, au début de juillet, dans le parc Vigier qui s'étend en bordure du boulevard Franck Pilatte, et que les connaisseurs fréquentent comme une oasis derrière le port.
Ils étaient une dizaine avec Daniel, groupés sous les arbres. Ils partageaient un pique-nique, les filles assises sur des bancs, avec les boîtes de salades qu’elles avaient apportées, les garçons debout devant elles, qui n’avaient rien apporté et qui faisaient semblant de ne pas avoir faim. Et un peu à l'écart, ils étaient observés par les trois mêmes inconnus avec qui Daniel avait failli se battre.
Les deux mêmes riaient en les dévisageant et Daniel de nouveau leur faisait face. Il les tenait en respect, mais cette fois il était moins inquiet, et le plus raisonnable des trois de nouveau s’est avancé vers lui. Il lui a dit en souriant:
— On se retrouve. Qu’est-ce que tu fais ici?
— Et toi, qu’est-ce que tu fais ici?
— Nous sommes du quartier. On se baigne un peu plus loin, on plonge où il y a des rochers.
— Je vous ai vus. Vous faites les malins. Vous épatez les filles.
Béatrice n'était pas avec eux, mais Cynthia était assise sur un banc avec les autres filles. Et de loin elle essayait de comprendre ce qui se tramait entre les deux garçons.
Daniel a expliqué que ses camarades et lui avaient participé, le matin, à un stage de voile. Avant qu’ils se séparent, Karim a dit qu’il s’appelait Karim et Daniel aussi a dit son nom, et il a parlé de la piscine du Piol.
— Tu vois où elle est? Derrière le Parc Impérial. Je fais partie du club. L’entraîneur cherche toujours des nouveaux pour son équipe. Si tu n’as pas peur de faire des longueurs, il te laissera entrer.
Et c’est ainsi que Daniel et Karim ont commencé à se voir et qu’ils sont devenus amis.
vendredi 4 avril 2025
La Dominante
J’en sais un peu plus sur Karim. Il est serveur à la brasserie La Dominante. J’aurais dû m’en douter. La brasserie La Dominante a été un endroit bien connu des amateurs de foot, parce qu’elle se situe au bas du boulevard Gorbella et que le stade historique de la ville était tout au haut. À peine un kilomètre les séparait, qu’on parcourait à pied. On s’y attardait avant le match et on s’y arrêtait après, en redescendant vers le centre-ville où la famille vous attendait.
On avait un peu bu et on allait en chantant dans le soir qui tombait, puis au retour dans la nuit complète qui rendait les silhouettes encore plus incertaines. On était tout au sommet de la ville, déjà dans la campagne, avec de grands immeubles construits ça et là pour coloniser cette campagne, ceux qui avaient accueilli les pieds-noirs après leur retour d’Algérie, et la brasserie La Dominante était le lieu éclairé et confortable qu’on ne se serait pas attendu à trouver dans un pareil faubourg, aussi bien éclairé et confortable qu'une brasserie du centre-ville.
François Rostagni, le propriétaire d’alors, gagnait tout l’argent qu’il voulait. Et avec l’argent qu’il gagnait, il pouvait engager parfois des musiciens. C’étaient des bals qu’il organisait, certains soirs, sur les places du quartier, ou juste trois musiciens qui se produisaient sur la terrasse. Il organisait aussi des tournois de sixtes que les plus jeunes disputaient sur un terrain qui se trouvait plus haut sur l’avenue Cyrille Besset, en direction de Cessole et de la place de l’Horloge. Il leur offrait les maillots aux couleurs du Cavigal ou de l’OGC Nice. Des goûters après les matchs, des prix pour les vainqueurs.
Puis cette belle époque s'était finie quand un autre stade, de proportions pharaoniques, avait été construit très loin de là, sur la plaine du Var, tout à fait à l’extérieur de la ville, et La Dominante avait ainsi perdu une bonne partie de sa clientèle. Mais elle n’en restait pas moins un établissement fréquenté par les gens du coin, et puis François Rostagni avait eu le temps d’assurer ses arrières. Il était devenu propriétaire d’une bonne partie du fier immeuble qui se dressait au-dessus de la brasserie, et d’autres appartements encore du côté de la gare.
Frédéric Rostagni avait repris l’affaire après la mort de son père, et il n'était pas un acharné commerçant ni un acharné travailleur comme l’avait été son père. C'était un homme fin et élégant qui ne prétendait à rien qu’à profiter de la vie. Et qui aimait le jazz qu’il avait appris à écouter et même à jouer un peu, à la batterie, avec certains musiciens invités par son père.
Il avait grandi derrière le comptoir, il avait habité dans l’immeuble. À présent, il préférait habiter dans une résidence luxueuse située sur la Basse Corniche, avec une terrasse sur la mer. Et il ne faisait plus, à La Dominante, que de brèves apparitions quotidiennes.
Son mode de vie supposait qu’il fît confiance à un petit nombres d’employés choisis sur le volet, qu’il traitait bien, et je ne sais pas dans quelles circonstances il s'était pris d'affection pour Karim, qui n'était qu’un jeune serveur, sans aucune expérience, mais dont il savait que, chaque soir, il pouvait faire la fermeture en composant avec les derniers ivrognes qui ne voulaient plus partir.
Karim était le seul employé qu’il invitait parfois chez lui, certains dimanches après-midi, quand sa femme et leur fille étaient occupées ailleurs. Il lui montrait les derniers meubles qu’il avait choisis pour son décor, tous d’un design ultra-moderne, étincelants derrière les baies vitrées de la terrasse, il lui faisait écouter du jazz et ils finissaient par une partie d’échecs. Et pour lui faciliter la vie, et pour que le jeune homme pût au mieux assurer sa mission, il lui avait offert d’habiter deux étages au-dessus de la brasserie, dans un studio dont il était propriétaire et pour lequel il lui faisait payer un loyer dérisoire. Raison pour laquelle Karim n’habitait plus chez sa grand-mère, sur le boulevard Stalingrad.
mercredi 12 février 2025
Vampire
Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain, elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas sur le carrelage. Du battement de leurs cornettes. Et moi, criant en silence derrière elles qu’elles ne devaient pas avoir peur, que je ne leur voulais aucun mal. Qu’aurais-je pu leur faire? Dites-moi. De quel mal aurais-je été capable, moi qui ne suis capable de rien que regarder les autres et traverser les murs? Sans doute était-ce mon apparence. Plus tard, il y a eu les portraits-robots de moi affichés sur les murs. Quand ils se sont mis à me chasser. Ne me demandez pas combien de temps il a fallu avant qu’ils ne m’attrapent et qu’ils m’enferment, le temps ne compte pas pour moi, ni comment ils s’y sont pris, par quel stratagème, je ne saurais vous le dire. Je ne sais pas. Ou peut-être qu'un jour je vous le dirai, si la vérité de la chose me revient à l’esprit. Pour l’heure, je dis juste que les malades, quant à eux, n’avaient pas peur de moi. Que je pouvais rester assis à leur chevet des nuits entières sans qu’ils protestent. Sans qu’ils s'en plaignent. Mais aussi que, le plus souvent, ils ne me voyaient pas. Je traversais un couloir, j’entrais par une fenêtre. J'étais assis à côté du lit d’un malade, j’avais passé la nuit à son chevet, et à l’aube une infirmière entrait dans sa chambre, elle commençait par ouvrir les rideaux, puis elle revenait près de son lit pour voir s’il n'était pas mort, en posant une main sur son front, en lui prenant la main pour lui tâter le pouls, sans voir que j'étais assis là à les regarder. Alors, comme elle ne me voyait pas et comme elle ne m’aurait pas davantage entendu, je me levais et je quittais la chambre, avec l'idée de m’occuper ailleurs, comme je pourrais, jusqu'au soir où, franchissant de nouveau les hautes grilles de l’hôpital, sous l’enseigne en fer forgé à-demi décrochée de ses chaînes, je reviendrais ici comme au turbin. Les après-midi étaient longues, j’en passais une partie à me promener sur les boulevards, une autre, assis dans des fauteuils de velours, à avoir peur, à rire comme un tordu, à pleurer comme une Madeleine, en mangeant des cacahuètes devant un écran de cinéma.
lundi 10 février 2025
Pourquoi Bob Dylan ?
Les petites filles bien sages auxquelles elles ne voulaient pas ressembler étaient, dans ces années-là, de futures mères de famille jalouses et exigeantes, elles se préparaient à trouver un mari et à faire ce métier, comme nous autres garçons devions nous préparer à devenir leur mari et le père de leurs enfants, et je ne sais pas qui d’elles ou de nous étaient les plus contraints et les plus angoissés. Hier, j’ai revu A Complete Unknown avec une amie et, en sortant du cinéma, cette amie m’a demandé ce qui m’avait tellement marqué chez Bob Dylan lorsque j'étais adolescent, tellement impressionné. Et d’abord, je n’ai pas su lui répondre, mais plus tard dans la soirée, je lui ai dit que c'était parce qu’il nous offrait une image de la masculinité à laquelle je pouvais adhérer. Lorsque j’avais seize ans, il y avait autour de nous beaucoup de chantiers, avec des grues, des bétonneuses et des dalles de béton hérissées de tiges d’acier, il y avait les trajets de Nice à Paris qu’on parcourait de nuit à bord d’une Peugeot 404 en fumant des cigarettes, il y avait des reproductions d’œuvres de Victor Vasarely, de Salvador Dali et de Bernard Buffet aux murs des appartements achetés à crédit, il y avait des maris qui prenaient des maîtresses. Pour ceux qui croient que c'était mieux avant, il faut imaginer l’horreur que cela représentait pour nous. Jusqu’au jour où, debout, à deux, dans la cabine d’un disquaire, les écouteurs aux oreilles, on a entendu les chansons de Bob Dylan. Alors, bien sûr, on était content.
samedi 8 février 2025
Apparitions
À partir de quand a-t-il habité Nice? D’où venait-il? À quel âge, à la suite de quel événement avait-il choisi d’habiter ici? Le matin, il descendait sur la Promenade des Anglais, c'était devenu une silhouette familière, on le voyait chaque matin, de septembre au début de l'été, après on ne le voyait plus, quand il faisait trop chaud et qu’il y avait trop de touristes, il disparaissait, certains disaient l'avoir aperçu ici ou là dans la montagne de l'arrière-pays, il se retirait dans la montagne de l’arrière-pays quand il faisait trop chaud, qu’il y avait trop de lumière, s'établir à Nice, ce n'était pas s’y retirer, c'était au contraire s’avancer jusqu’au bord de la mer, jusqu’où il était impossible d’aller plus loin en direction de l’Afrique, mais ensuite, quand il faisait trop chaud et que la lumière vous aveuglait, quand la foule des touristes était trop nombreuse, il se retirait dans la montagne. Certains racontent l’y avoir aperçu, certains disent même lui avoir parlé. À Nice, pendant les mois où il descendait chaque matin sur la Promenade des Anglais, il ne parlait à personne, mis à part les jeunes femmes qui tenaient le restaurant de la rue de la Barillerie où il déjeunait chaque jour, tandis qu’à la montagne, certains racontent avoir eu d’assez longues conversations avec lui. On le rencontrait sur la place d’un village, pas toujours le même, près des lavoirs, devant l'église, sur le marché, et il n'était pas difficile alors d’engager la conversation, d'échanger quelques mots avec lui. Il s'intéressait à ceux qu’on appelait des néoruraux, à savoir des personnes qui avaient quitté Paris ou une autre grande ville pour s’installer dans le village ou à l'écart du village, et y mener une vie plus saine et plus tranquille. Il était curieux d’en savoir plus à leur propos, il posait des questions. On ne sait pas grand chose, lui répondiez-vous. Ils amènent leurs enfants à l'école le matin et ils viennent les rechercher le soir, ils les font monter à cinq ou six dans leurs véhicules puissants et cabossés, et ils les ramènent là où ils vivent, au bout de chemins pierreux. Ils vendent le miel de leurs abeilles, ou alors certains d’entre eux continuent de travailler en lien avec des laboratoires de recherche qui les emploient et dont le siège peut se trouver à l’autre bout du monde, ils ne sont pas tous français, disiez-vous, et lui se montrait intéressé par l’affaire. Il vous demandait des détails. Les prénoms des enfants, avec leurs tignasses et leurs manières de vikings. S’ils avaient restauré une grange, une ferme où ils vivaient ensemble. Était-il possible d'aller voir où ils habitaient, au prétexte de leur acheter du fromage et des œufs? Mais ensuite, quand vous aviez passé une heure ou deux à la terrasse d’un café, sous les feuillages des platanes, à parler avec lui, il fallait qu’il disparaisse, et que vous disparaissiez aussi, que soudain les rues se vident, qu’il n’y ait plus personne. Les choses se passent souvent ainsi dans les villages de montagne. Il y a, le matin, ces parfums d'apéritifs qui flottent sous les platanes, ces parfums de pain et de sauce tomate qui mijote doucement en attendant les raviolis qu’on jettera dans l’eau bouillante, au tout dernier moment, et c’est ensuite comme si tout cela n’avait pas existé. Le monde prend un autre visage. Beaucoup plus sévère, beaucoup plus inquiétant. Qu’on voudrait ne pas voir. Il disait aussi, Comme Rembrandt à la fin de sa vie, j’ai le sentiment de ne jamais travailler qu’à des autoportraits dans lesquels il est tout de suite possible de voir le fond de mon âme.
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