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1 - D'un siècle à l'autre

Nous avions des discussions sérieuses en ce temps-là. Le printemps était précoce. Il inondait de soleil et de fleurs la colline du Parc Impérial où nous passions nos journées alentour du lycée, à circuler dans les petites rues qui se faufilaient entre les villas, la piscine à ciel ouvert et les courts de tennis, sans cesser de parler de choses que nous ne connaissions pas, mais dont le prestige nous attirait, ou qui nous effrayaient sans que nous osions le dire.
Il était question de la guerre froide, de la bombe atomique, du Spoutnik, de Youri Gagarine qui effectue le premier vol habité autour de la Terre à bord de Vostok 1, de Cassius Clay qui remporte le championnat du monde des poids lourds face à Sonny Liston en 1964, de la relativité d’Einstein, de Brigitte Bardot, de Maurice Béjart et de Pierre Boulez. Aux murs de ma chambre il y avait un poster qui montrait Charlie Chaplin assis sur la marche d’un perron en compagnie d’un petit garçon visiblement aussi pauvre et malheureux que lui, et un autre de Clint Eastwood, qui mâchouillait un cigare, le regard mauvais, avec sur l’épaule une cape mexicaine. Nous découvrions Bob Dylan en même temps que les Beatles. Et je ne tarderais pas à aller voir au cinéma Blow Up de Michelangelo Antonioni.
Nos principales sources d’information étaient les livres, bien sûr, mais aussi la radio. La télévision avait trouvé sa place dans les familles, mais elle trônait alors dans les salons et les adultes en surveillaient l’accès, tandis que les postes de radio s'étaient immiscées dans nos chambres, comme des passagers clandestins, entre la table étroite où nous faisions nos devoirs et notre lit.
C’est à la radio que nous avons appris à aimer la musique de notre temps, on l’a souvent dit, mais c’est elle surtout qui nous a fait découvrir l’espace d’un monde nouveau, sans frontières, où un homme seul pouvait s’adresser à la multitude des autres et les terroriser ou les charmer en temps réel.
Quand nous avons eu connaissance de l’événement, il était déjà ancien d’un quart de siècle. Un certain Orson Welles, dont nous découvririons plus tard le visage poupin, avait alarmé des foules d’auditeurs américains en leur annonçant, un soir, à la radio, que les Martiens nous avaient envahis. Son pseudo reportage rendait compte de la rapidité de leur attaque. Les services de police ont reçu les appels de ceux qui croyaient les voir au bout de la rue. On se rassemblait aux pieds des immeubles. On prenait la route avec toute sa famille. L’audace du canular nous a confondus, et c’est seulement après l’avoir appris que nous avons eu la curiosité d'aller voir Citizen Kane.
Il y avait, d’un côté, la logique de nos parents qui voulaient que les garçons aient la nuque rasée, avant peut-être d’aller se faire trouer la peau en Algérie ou au Vietnam, et il y avait par ailleurs le bonheur d’aimer la voix de Louis Armstrong sans rien savoir de lui.
Nous entendions des voix. Nous étions appelés par des voix comme l’avait été Jeanne d'Arc à Domrémy.
Longtemps, ces voix, je les ai oubliées. Je ne voulais plus les entendre. Puis elles ont recommencé à me parler quand j'étais vieux.
J’ai eu affaire à elles, de nouveau, au moment de la crise du COVID. Les livres que j’avais publiés au fil des décennies m’assuraient un confort modeste qui suffisait à mes besoins, et j’avais épuisé les ressources de mon imagination. Je ne me sentais plus capable d’inventer des intrigues sombres et compliquées, et d’y travailler comme un forçat pendant des mois sans savoir si j’en viendrais à bout. Je préférais me promener.
Les autorités sanitaires avaient drastiquement réduit les droits de se déplacer. Il y avait ceux qui étaient confinés chez eux avec des enfants qu’il fallait occuper, et ceux qui ne voyaient plus personne qu’aux fenêtres où les plus inventifs proposaient des spectacles de chant ou de rire que d’autres applaudissaient. Les villes du monde entier étaient entrées en léthargie. On voyait à la télévision les rues de Manhattan désertes. Les images qui nous venaient de Chine confirmaient les présages les plus funestes de la science-fiction. À Nice, sur les artères principales, la vigilance policière s'exerçait comme ailleurs, mais là où j’habite, dans les quartiers nord, on semblait nous oublier, et comme la plupart des magasins étaient fermés, j’avais l’impression d’errer dans une ville fantôme.
Puis, le soir, en rentrant de ces promenades, j’allumais la radio. Et c’est alors que j’ai recommencé à écouter de la musique, et aussi à m'intéresser à ceux qui avaient établi le programme de chaque rendez-vous. Je les imaginais enfermés derrière la vitre de leurs studios, et la manière familière et savante qu’ils avaient de commenter leurs choix me remplissait d’admiration. Je me disais que ces personnages invisibles, qui avaient consacré leurs vies à découvrir et à défendre le travail des autres, étaient comme des anges. Et j’ai eu le désir de mieux les connaître.

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