Je tournais le dos à la mer pour gravir les avenues qui s'éloignent du centre en direction des quartiers nord, ce qui revenait à traverser la ville de part en part. Je m’en allais en tramway par l’avenue Jean Médecin, puis par l’avenue Malaussena, puis par l’avenue Borriglione, enfin je m’engageais à pied dans l’avenue Cyrille Besset qui tourne et qui s'élève dans la nuit, comme si elle devait rejoindre un lieu magique où se tiendrait un bal populaire, avec une estrade en bois sur laquelle des membres de la même famille joueraient de divers instruments. Et l’affaire ne serait rien, je n’en parlerais pas, si ces retours solitaires ne m’avaient pas procuré une joie d’une nature et d’une intensité que je m’explique mal, qui tient du rêve, et s’ils n’occupaient pas dans mon esprit une place démesurée, comme si leurs circonstances s’étaient reproduites un nombre incalculable de fois, alors qu’ils ne concernent qu’une courte période.
Laurent Dupuis était revenu à Nice au milieu de l’été, et il m’avait appelé pour me le faire savoir. Il avait repris contact avec moi ainsi qu’avec trois ou quatre autres vieux camarades, et il m’avait expliqué qu’il avait fait le voyage pour vendre le bel appartement de la rue des Orangers où je l’avais connu quand nous étions étudiants et que ses parents vivaient encore, et qu’ensuite il retournerait à Buenos Aires, où il s’était marié, d’où il concluait que sa vie personnelle aussi bien que sa carrière étaient désormais là-bas.
Laurent Dupuis était celui d’entre nous qui avait le mieux réussi, qui était devenu célèbre. Il était l’un des meilleurs spécialistes de l’anglais médiéval et de sa littérature. Il avait beaucoup voyagé, il avait enseigné dans les meilleures universités du monde, et depuis quelques années il occupait un poste éminent à l’université de Buenos Aires. J’avais suivi sa carrière en feuilletant ses principaux ouvrages, et en lisant de plus près les interviews qu’il accordait à l’occasion de leurs sorties. Mais, de son côté, je croyais qu’il avait oublié mon existence, si bien que j’ai été surpris le jour où j’ai reconnu sa voix au téléphone.
Nous avons bavardé un assez long moment. Nous avons évoqué nos années d’études au lycée du Parc Impérial, et les garçons et les filles que nous y avions connus, mais il n’a pas souhaité que nous nous rencontrions dans les jours qui ont suivi: il faisait trop chaud, il avait trop de démarches administratives à effectuer concernant la succession de ses parents, aussi m’a-t-il promis qu’il me rappellerait au début de l’automne. Je ne l’ai pas cru, mais contre toute attente, c’est bien ce qu’il a fait. Et je ne m'attendais pas non plus à ce qu’il se montre alors si bien informé de mes propres travaux, plus modestes que les siens, puisque c'étaient ceux d’un critique musical n’ayant jamais rien publié de plus important qu’un petit ouvrage sur Anton Bruckner, paru quelque quinze ans auparavant dans la collection Solfèges des éditions du Seuil. Mais oui, il aimait la musique et il en écoutait beaucoup. Et comme son téléphone contenait plusieurs photos de son épouse, et comme il était fier de sa beauté, il me les a montrées le premier soir que nous nous sommes retrouvés au Westminster. Et en effet, Maria-Angela Calasso était très belle. Fille d’une riche famille de propriétaires terriens, elle avait été son étudiante avant de devenir sa maîtresse, et enfin son épouse. Inutile de dire qu’elle était notablement plus jeune que lui (que nous), ou faut-il dire qu’il était notablement plus vieux qu’elle? Il n’en espérait pas moins lui faire un enfant.
Je vois sur mon agenda que mon premier rendez-vous avec Laurent Dupuis à l’hôtel Westminster date du 23 septembre. J’en ai noté un autre à la date du 18 octobre. Il faut qu’il y en ait eu plusieurs autres ensuite, ou avant, que je n’ai pas notés. Mais ce dont je ne peux pas douter c’est qu’il soit reparti pour Buenos Aires avant Noël.
Je garde un souvenir très imprécis des échanges que nous avons eus au bar du Westminster puis en déambulant de conserve sur la Promenade des Anglais. Je sais qu’il m’a fait parler d’Anton Bruckner. Il avait lu mon ouvrage. Il connaissait beaucoup mieux l’œuvre de Gustav Mahler, qui était son compositeur favori, mais il n’ignorait pas celle de Bruckner, et surtout il avait à l'esprit que Gustav Mahler affirmait que Bruckner était son mentor.
Il m’a interrogé sur les habitudes de vie du vieil organiste, sur sa manie de compter jusqu'aux feuilles des arbres, sur sa supposée nécrophilie, sur son goût pour les très jeunes filles, dont aucune n’avait jamais prétendu qu’il eût abusé d'elle, ni qu’il l’eût seulement touchée du bout des doigts. Surtout il admirait que celui-ci ait poursuivi son œuvre jusqu’à son dernier souffle, alors même que le public et la critique se montraient tellement hostiles à son égard.
— Gustav Mahler n’a pas eu la vie facile. Mais lui, comment a-t-il fait? Où est-il allé chercher la force? C’est un mystère que je ne m’explique pas.
Je lui ai répondu comme j’ai pu. (Attendait-il de moi une réponse?) Quant à lui, il m’a parlé de son épouse, de la vaste hacienda dont sa famille était propriétaire, où il avait été reçu, de l'élevage des bovins, du goût du maté, des parfums mêlés des roses et de la figue, des orages qui se forment à l’horizon de la pampa, de la poussière, de la sueur, des manières des gauchos, et aussi des guitares que l’on entend la nuit et des rixes qui éclatent soudain, sans que les motifs ne soient jamais dits par les protagonistes: ils échangent un regard puis ils sortent pour se battre.
— Ce pays est tellement authentique, tellement attachant! me disait-il. Il faudra que tu viennes!” Et, par devers moi, je ne pouvais m'empêcher de penser que sa femme était riche, et que désormais il l'était aussi.
Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel serait de savoir combien de fois au juste nous nous sommes rencontrés. Ces rencontres n’ont pu s’échelonner qu’au cours du même automne, d’un seul automne niçois, mais au cours de cet automne, combien de fois ont-elles eut lieu? Je ne saurais le dire. Dans ma mémoire, tout se passe comme si elles marquaient non pas un moment de ma vie, mais plutôt un aspect, une face cachée de ma personne.
Depuis toujours et pour toujours, Laurent Dupuis et moi prenons l’apéritif au bar du Westminster. C’est l’automne. À l’intérieur. Il y a la musique d’un pianiste de jazz, qui joue une valse lente, son visage blême et anguleux baissé sur le clavier, presque à le toucher, et il y a le whisky que nous buvons, assis dans des fauteuils. Sans doute se fait-il que nous buvons trop de whiskies en grignotant à peine quelques morceaux de pissaladière, des petites olives noires et des pincées de cacahuètes. Ce n’est pas impossible et cela expliquerait des choses. Puis nous sortons bavarder en fumant des cigarettes sur le trottoir de la Promenade des Anglais, où il fait frais, où il ne tardera pas à pleuvoir. Nous marchons en direction de l’aéroport. Nous bavardons comme des camarades de lycée qui ont tellement vieilli qu’ils préfèrent ne plus se regarder mais qui se reconnaissent encore à quelque chose dans la voix. Et puis surtout, il y a mon retour en tramway à travers la ville, jusqu’à l’avenue Cyrille Besset que je gravis à pied, à l’abord de chez moi. Et c’est là enfin que je découvre, monté sur une estrade, cet orchestre tzigane dont j’ai parlé plus haut.
Car je l’ai bien vu et bien entendu. C’est là où je voulais en venir. Il était composé de quatre musiciens. La batterie était tenue par une jeune femme à la chevelure rousse. Le guitariste était un grand escogriffe aux cheveux longs dont une mèche noire comme l’aile d’un corbeau lui cachait la moitié du visage. L’accordéoniste, assis sur une chaise en paille, était probablement le père de famille, mais il se contentait de suivre la musique distraitement plutôt que la diriger. Si on l’avait interrogé, il aurait répondu que maintenant il était tranquille, ses enfants avaient pris la relève, oui, la “relève”, c’est le mot qu’il aurait employé. Et il en était content. Ainsi, pendant l’exécution d’un répertoire qu’il connaissait par cœur, il pouvait penser à autre chose, rêver aux voyages qu’il avait faits avec sa femme lorsque les enfants étaient petits, des longs voyages en calèche qui les avaient conduits jusqu’en Allemagne, sur le chemin du bord du Rhin, à une époque où ils possédaient encore des animaux savants. Enfin, debout sur le devant de la scène, il y avait une clarinettiste prodigieuse, toute jeune et qui pouvait aussi bien être un garçon. Et le public était absent. Ou plutôt j’étais le seul spectateur. L’estrade était absurdement surélevée, à moins qu’elle ne flottât dans l’air. Et, depuis que Laurent Dupuis est parti, depuis que l’avion qui devait le ramener en Argentine s’est abîmé en mer, j’essaie de les retrouver.
J’attends l’automne et, soir après soir, nuit après nuit, je refais le chemin depuis le bar du Westminster, je traverse la ville, puis je m’engage à pied dans l’avenue Cyrille Besset qui est obscure et presque toujours déserte. Je retourne ainsi vers ce carrefour situé au bas du boulevard Gorbella, et parfois je crois les entendre, reconnaître quelques notes d’une chanson, mais le vent les emporte, ou il se met à pleuvoir, et bientôt la musique se dissipe sans qu’ils me soient apparus.
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