jeudi 17 avril 2025

Au sud de nulle part

Je commence à me dire que bientôt ils cesseront de me parler, mes petits personnages inventés, ceux d’ailleurs. J’en ai l’intuition. Je pourrai les retrouver alors dans ces pages que j'écris mais je ne pourrai rien y ajouter. Ils ne me parleront plus, ce sera trop tard, et quoi que j’aie pu écrire, ils resteront figés. Aussi, avant de raconter la fin, je voudrais ne rien négliger de leurs apparences, de leurs voix ni de leurs gestes, profiter d'eux tant qu’ils gravitent autour de moi. Leurs présences m’accompagnent. Je ne sors pas de chez moi sans avoir une chance de les retrouver. Il suffit d’un que j’aperçois de loin, au coin d’une rue.

Nous sommes à la mi-avril et la pluie ne cesse pas. C’est une pluie lente et patiente qui s’en va fouir le fond de la terre pour réveiller les plantes et les petits animaux, qui fait panteler les feuillages des arbres et s'envoler les chouettes.
Un café littéraire vient de s’ouvrir près de chez moi, à l'arrêt Valrose de la ligne du tramway. Ses propriétaires ont choisi pour enseigne Au sud de nulle part. J’y trouve tout le confort qu'il me faut pour écrire. En regardant par la vitre, j’ai une chance de voir passer Cynthia qui revient de la faculté des sciences. Le soir, Daniel l'attend à sa sortie. Il la regarde de loin, il se tient un peu à l'écart, et elle n'apparaît pas sans être accompagnée de plusieurs autres étudiants dont on devine qu’ils la trouvent jolie. Alors, elle se sépare d’eux et elle le rejoint.
Je ne suis pas certain que Daniel sache très bien ce qu’est la jalousie. Il fait semblant de comprendre, de l'éprouver, lui aussi, parce que Cynthia semble attendre de lui qu’il l'éprouve en retour, mais ce sentiment lui reste étranger. Indéchiffrable. C’est quelque chose de l’expérience humaine, une souffrance et un délice auxquels il n’a pas accès.
Le matin, au téléphone, il lui dit: “Ce soir, je pourrais venir dormir chez toi”, et elle accepte. Mais souvent elle ajoute: “Ce soir, j’ai prévu d’aller au cinéma. Si cela ne t'ennuie pas de m’attendre…” Et lui, il ose à peine lui dire que cela ne l’ennuie pas du tout, même s’il devine qu’elle n’ira pas au cinéma toute seule, et même si, après le cinéma, elle s’attarde en ville avec ses amis, et même si un garçon la raccompagne à pas d’heure, et qu’ils n'en finissent pas de parler dans la voiture arrêtée, le moteur éteint, au pied de l’immeuble.
Il aime l’attendre. Se trouver chez elle, écouter de la musique, regarder un film sur le petit écran de son ordinateur, prendre une douche dans sa salle de bain, fumer une cigarette devant sa fenêtre ouverte sur la rue, se servir un verre de lait d’une bouteille qu’il va chercher dans son réfrigérateur, la clarté qui vient de l’intérieur éclairant son visage et son corps, lire trois pages d’un roman qu’elle a laissé ouvert près de son lit, et enfin s’endormir. Quand elle se glisse sous le drap, qu'il sent sa main posée sur lui, il ne regarde pas l’heure.

Bilal, quand il revient de la pêche avec son petit-fils, quand ils sont à marcher, tous deux, dans l’obscurité du quai des Deux Emmanuel ou sur le quai des Docks, il lui arrive de dire:
— Ton patron, là-bas, à La Dominante, dis-moi s’il te respecte!
Sa voix alors s'étrangle. Et comme Karim l'assure que oui, que monsieur Rostagni est très gentil avec lui, qu’il leur arrive, le dimanche après-midi, de jouer aux échecs, il l’interrompt pour dire:
— Parce que, tu vois, mon fils, ce monsieur doit savoir que, dans notre famille, nous avons de l'honneur.

mercredi 16 avril 2025

Avec le commissaire Langlois

Le commissaire Langlois leur inspirait confiance. Il ne les lâchait pas, il ne lâchait pas l’affaire, déclarait Karim, et il était difficile de savoir s’il le pensait vraiment ou s’il disait cela pour se rassurer. Il parlait à Daniel et pourtant, dans mon souvenir, il me semble qu’il s’adressait à moi. Je m’en souviens comme si Daniel, c'était moi, ou comme si, à un moment de ma vie, lorsque j’étais très jeune, j’avais été Daniel, encore qu’il est probable que je me vante, n’ayant jamais eu pour ma part le charme de ce garçon.
Le commissaire Langlois sonnait au parlophone, le soir, comme après son travail, dans le moment où Karim était présent auprès de sa grand-mère. On était content de sa visite. On attendait chaque fois une nouvelle importante. Hélas, d'entrée de jeu, il annonçait:
— Non, non, je regrette. Rien de précis encore, aucune piste sérieuse. Mais nous y travaillons.
Leila lui proposait de s’asseoir et il s’asseyait. Il ôtait son imperméable quand c'était l’hiver. Elle ouvrait pour lui une boîte de biscuits sablés au saindoux saupoudrés de cannelle. Il acceptait de se servir mais il était venu, une fois encore, pour qu’on lui parle de la victime, pour qu’on évoque son passé. Les motifs d’un assassinat peuvent remonter très loin dans le passé des protagonistes et, comme le commissaire avait des manières affables, qu’il ne la brusquait pas, qu’il paraissait toujours quelque peu distrait, qu’il ne prenait pas de notes, ou alors un mot attrapé ici ou là qu’il griffonnait dans un petit calepin à couverture orange de la marque Rhodia, Leila n’avait pas tardé à faire mention du coup de tête dans le thorax avec lequel Bilal avait terrassé le client qui l’insultait, à la suite de quoi Bilal s'était enfui. 
Bilal n’avait jamais dit à sa femme le nom de son adversaire, pas plus qu’il n’avait dit en quoi consistait l’insulte qu'il avait entendue. Mais l’atelier de marbrerie où avait eu lieu la scène était le même que celui où Bilal, après quatre ans d’exil, avait retrouvé sa place, et où il avait continué de travailler jusqu'au moment de la retraite. Et, après la révélation de Leila, le commissaire Langlois n’avait pas manqué de s’y rendre et de poser des questions.
L’atelier se trouvait rue Papon, à deux pas de la place du Pin qui était devenue, dans les dernières années, un endroit à la mode, avec une vie nocturne des plus animées. L’actuel patron, un certain Joël Isnard, était le fils de celui de l'époque. Il connaissait Bilal depuis toujours. Il avait appris la nouvelle de sa mort. Il ne pouvait pas croire qu’il avait été assassiné. Quand Langlois a évoqué la fameuse histoire du “coup de boule”, digne d'un champion de football, il a répondu que oui, bien sûr, il s’en souvenait, il en avait beaucoup entendu parler à la maison.
— Mon père avait toute confiance en lui. Bilal était son meilleur ouvrier. Pas une seconde, il n’a douté de sa parole. Mais Bilal s’est enfui alors que l’autre, huit jours plus tard, avait retiré sa plainte. Bilal devait avoir ses raisons. L’autre aussi, je veux dire, de retirer sa plainte.
Mais Isnard, le père, avait continué de parler avec la femme du fugitif, dont il avait deviné qu’il restait en contact avec elle, son fils pensait même qu'il lui donnait un peu d’argent, et Bilal savait qu’il pourrait revenir quand il voudrait. Qu’on lui gardait sa place.
Langlois n’avait eu aucun mal à retrouver la trace de l’adversaire. Il s’appelait Mancini, Moretti, ou peut-être Rizzo. Je ne m’en souviens plus très bien, et l’ai-je jamais su? Il s'était retiré à Palma de Majorque depuis plusieurs années, il était aussi vieux que Bilal et on ne voyait pas qu’il eût quitté l'île à la date indiquée. Décidément, cette piste devait être écartée.
— Et est-ce que tu lui as parlé de l'inconnu du môle? interrogeait Daniel.
Mais non, Karim n’avait pas osé, cette fois encore. Il ne l'avait vu que deux ou trois fois peut-être, il ne le connaissait pas, un individu parmi les autres qui fréquentaient la terrasse de la Shounga et qu'on apercevait, debout, à l'entrée du môle, à l’heure du soir où, sur les rochers en contrebas, commençait le ballet des rencontres furtives, que son grand-père, Bilal, ne semblait pas remarquer, que Karim s'était toujours abstenu d’évoquer avec lui. Et qu’est-ce qu’il lui avait fait penser que ce personnage pouvait être l'assassin de son grand-père? Il n’y avait aucune raison à cela. Il ne s’agissait que d’un simple fantasme, comme un étourdissement. Une hallucination. Et d'ailleurs, depuis que le drame s'était produit, il ne l’avait pas revu.

mardi 15 avril 2025

Dialogue sur les quais

Quand grand-père Bilal lui demande s’il connait une fille, que lui répond Karim? Peut-être qu’il est amoureux d’une seule qui s’appelle Cynthia et qui est la copine de son meilleur ami, et qu’elle ne le sait pas. Mais peut-être lui fait-il une toute autre réponse, ou peut-être ne lui répond-il pas.
C’est le soir, quand grand-mère Leila demande à Karim de ramener son grand-père de l’endroit où il pêche, derrière le môle.
Ils reviennent par le quai Lunel. Ils ont devant eux tout le temps qu’il faut pour faire le tour du bassin du Commerce. Et c’est alors qu’ils se parlent, quand grand-mère Leila n’est pas là pour les voir ni les entendre.
Ils marchent tout près l’un de l’autre, ils se parlent à l’oreille, sans se regarder. Maintenant, c’est Karim qui interroge. Il dit:
— Que faisais-tu en Italie, pendant la guerre?
— Je suis devenu apprenti marbrier à Alger. Mon patron était italien, c’est lui qui m’a envoyé à Massa Carrara où il avait un frère. J’ai travaillé pour ce frère, puis il a été question que j’épouse sa fille. La guerre se préparait. On m’a un peu forcé à m’engager dans l'armée. De cette façon, je deviendrais italien et je pourrais épouser la fille de mon patron. J'étais très jeune, d’abord j’ai accepté, mais ensuite j’ai déserté et je suis venu me réfugier à Nice où j’ai rencontré ta grand-mère.
— Il aurait donné sa fille à un Arabe? Tu m’étonnes. Peut-être qu’il était déjà trop tard pour la lui refuser?
— Je me suis enfui par les cols. Je me suis arrêté une saison à Sospel. Après, je ne suis plus jamais retourné à la montagne, tellement j’avais eu froid. Mais tu ne dis rien à ta grand-mère! Elle m’a fait promettre de ne raconter cette histoire à personne.
Plus tard encore, ou est-ce une autre fois, Karim change de sujet. Il dit:
— Parle-moi de ma mère!
Parfois, pour ne pas réjoindre trop vite le boulevard Stalingrad où Leila les attend, ils prolongent leur promenade sur le quai des Deux Emmanuel puis sur le quai des Docks. Le luxe et les lumières des yachts sont alors derrière eux. Ils s’enfoncent dans une obscurité plus profonde, ce qui les aide à dire. Et Bilal lui répond:
— Je t’ai déjà tout dit, tu sais tout, mon petit!
— Oui, mais redis-moi encore!
— Quand elle est partie en Corse, c’est qu’elle avait rencontré cet homme, et elle savait qu’avec nous, tu ne serais pas malheureux. Et puis, tu le sais, elle est tombée malade.
— J’ai fait le calcul. Entre le moment où elle est partie à Ajaccio et celui où elle est morte, il s’est passé quatre ans. Et pendant ces quatre années, elle n’a pas demandé une seule fois à me revoir, et elle ne vous a pas fait une seule visite.
S’ils n’étaient pas tous les deux dans le noir, Karim ne pourrait pas parler ainsi. Et, pour lui répondre, Bilal doit faire un effort démesuré. Il dit:
— Ta grand-mère a parlé avec elle plusieurs fois au téléphone.
— Pas toi?
— Pas moi. Cet homme était plus vieux qu’elle, il avait déjà trois enfants, et il était invalide, il ne travaillait pas. C’est elle qui travaillait. Elle tenait une supérette. Et cet homme venait prendre dans sa caisse tout l’argent qu’elle gagnait.
— Et toi, tu ne lui parlais pas mais tu renflouais la caisse chaque fois qu’elle appelait.
— Tais-toi, mon fils, tais-toi! Il faut maintenant qu’on rentre. Tout ça, c’est du passé.

Le jacquemart de l'aube

J’ai revu le bonhomme de l’aube qui passe sous mon balcon. Il devait être 04:15, il est maintenant 04:26 et je me suis recouché. Encore une fois, je me suis réveillé spontanément et, pour voir s’il avait plu, s’il pleuvait encore, je suis sorti sur mon balcon, et là je l’ai vu tourner au coin de la rue et passer sans me voir sous ce que je considère comme ma loge d'opéra.
Il marche vite. D’un pas puissant et résolu. Il est petit. En marchant, il regarde sa montre, ce qui veut dire qu’il se rend à son travail. Le temps qu’il reste visible du haut de mon balcon ne peut pas dépasser trois minutes, aussi n’est-il pas surprenant que je le voie si souvent? Qu’il m'apparaisse si souvent? Que la rencontre ait lieu?
Une improbable coïncidence qui s'opère comme si j’avais attendu longtemps, debout dans ma loge, pour être sûr de ne pas le manquer. Ou, au contraire, comme si c'était lui qui avait longtemps attendu que j’apparaisse pour sortir soudain des coulisses, côté cour, et s'élancer sous la lumière des projecteurs. 
Quel est son rôle dans l’histoire? Quel air s'apprête-t-il à chanter? Oui, sans doute, ce pourrait être celui de Leporello dans le Don Giovanni de Mozart:

Notte e giorno faticar
per chi nulla sa gradir;
piova e vento sopportar,
mangiar mal e mal dormir…
Voglio far il gentiluomo,
e non voglio più servir.
no, no, no, no, no, no,
non voglio più servir!

Je cherchais un mot pour le désigner. Je pensais aux beffrois du Nord et aux petits personnages qui y apparaissent pour marquer l’heure. J’avais oublié leur nom. Je l’avais sur le bout de la langue, mais impossible de le retrouver. J’ai interrogé ChatGPT et voici la réponse qu'il m'a faite: “On appelle ces personnages mécaniques des jacquemarts (ou parfois jaquemarts). Ce sont des automates souvent de forme humaine, placés sur les beffrois ou les horloges monumentales, et chargés de frapper les cloches pour marquer les heures. Le terme vient probablement du nom Jacques qui, au Moyen Âge, était utilisé comme nom générique pour désigner un personnage commun. Certains jacquemarts sont célèbres, comme ceux de l’Hôtel de Ville de Dijon ou du beffroi de Douai.”
Le petit personnage de ma rue est visiblement un ouvrier, j’ai imaginé qu’à cette heure il pouvait être attendu dans une boulangerie de l’avenue Borriglione, ce qui en ferait en effet un jacquemart, c’est-à-dire un “personnage (du) commun” selon ChatGPT. Et, quant à moi, je sais lire mon nom.

lundi 14 avril 2025

Le génie des lieux

J'hésite à retourner dans ces lieux. Il faudra que je me décide à le faire, pour relever des noms de rues. Peut-être faire des photos. Je remarque que mes personnages sont des fantômes, qu’ils n’existent pas, qu’ils sont inventés, tandis que les lieux existent bien. On peut les retrouver sur le plan de la ville, on peut s’y rendre. N’est-ce pas curieux? Les lieux ne sont pas des rêves, on dirait plutôt que ce sont eux qui rêvent. Que les personnages inventés sont les rêves ou les inventions des lieux. Et dans les lieux que je cite, pouvait-il se produire d’autres événements, se raconter d'autres histoires, avec d’autres personnages que ceux que je devine et qui s’animent sous mes yeux comme de petites marionnettes dans un théâtre itinérant? Voilà ma question.
On raconte que Michelangelo Antonioni, quand il tourne Blow Up, fait recouvrir la pelouse de Maryon Park d’une épaisse couche de peinture verte. Bien sûr, il fallait qu’elle soit d’un beau vert, cette pelouse, un vert presque bleu, et pour cela il ne fallait pas hésiter à la couvrir de peinture, à la farder comme on farde un mannequin de mode, dans les tout derniers moments avant qu’elle défile. Mais elle n’en restait pas moins la pelouse de Maryon Park, dans le sud-est de Londres, étendue, vallonnée sous les feuillages des grands arbres qui bruissent, agités par le vent (bel exemple d'image-temps de Gilles Deleuze), avec ses haies du même vert profond, où un homme aurait été abattu et son cadavre abandonné, que le photographe croit découvrir ensuite sur ses propres photos, des photos qu’il n’en finit pas d’agrandir et de scruter pour en avoir la preuve, mais un cadavre qu’il ne retrouve pas ensuite quand il retourne le chercher, un soir, à la tombée de la nuit, dans la réalité des choses, d’où l'idée qu’il l’a peut-être inventé, qu’il l’a peut-être rêvé, tandis que pour le parc le doute n’est pas permis.

Cynthia sait que Daniel a connu le grand-père de Karim, et elle sait qu’il continue parfois d’accompagner Karim chez sa grand-mère, dans son appartement du boulevard Stalingrad, derrière le port, où elle insiste pour qu’ils mangent quelque chose, un bol de chorba qui était prête depuis le matin et qui n’attendait qu’eux, ou un brick à l’œuf qu’elle prépare au tout dernier moment et qu'elle sert, brûlant, en le faisant glisser de la poêle dans leur assiette, avant qu’ils ne la quittent et ne remontent ensemble vers le quartier nord, ce que n’importe qui d’autre qu’eux ferait en profitant du tramway, tandis qu'ils préfèrent le plus souvent traverser toute la ville à pied, en parlant on ne sait trop de quoi, ou en ne parlant pas, allez savoir avec les garçons. Elle n’a jamais su ce qu’ils peuvent bien se dire quand ils sont seuls, s’ils se disent quelque chose. Et, bien sûr, Daniel lui a parlé de la disparition de ce grand-père, survenue un soir comme tous les autres où il était allé pêcher derrière le môle, puis de son corps retrouvé trois jours plus tard, mais il l’a fait sans entrer dans les détails, sans lui dire que, selon la police, il s’agissait d’un meurtre.
C’est comme s’ils s’étaient toujours connus, Daniel et elle, alors qu’elle n’habite Nice et qu’ils ne sortent ensemble que depuis deux ans à peine, et encore est-ce quand ils ne se sont pas disputés, quand ils n’ont pas décidé de ne plus se voir, quand ils ne se montrent pas, à la sortie des cinémas, avec d’autres éventuels partenaires, et quand elle n’est pas obligée de passer une semaine ou deux, à La Garde, avec ses parents. Et pour Karim et lui, c’est comme s’ils se connaissaient depuis bien plus longtemps encore, même si elle sait que ce n’est pas du tout le cas, qu'ils ne se sont rencontrés qu’à peine plus d’un an auparavant.
Dans l’histoire de Karim et Daniel, il y a ce que Cynthia imagine les concernant. Il se peut que ce soit à travers ses yeux que je les voie. Il se peut que ce soit elle qui raconte l’histoire, bien des années plus tard, quand elle est devenue une romancière un peu connue, qu’elle habite à Paris, et que Karim et Daniel ne sont plus pour elle que des figures à-demi effacées par le temps.
Elle se souvient de cet été interminable où ses parents l'avaient inscrite d’office pour un stage linguistique qui avait lieu dans le nord-ouest de l'état de Washington, sans qu’elle pût se dérober, et où, pendant toute la durée du stage, elle avait imaginé la chaleur étouffante à Nice, où les garçons quittaient ensemble l’appartement du boulevard Stalingrad à dix ou onze heures du soir pour aller acheter des glaces au comptoir d’une baraque située à l’angle du boulevard Franck Pilatte. Deux ombres dans l’obscurité du boulevard Stalingrad, avec les fenêtres grandes ouvertes au-dessus de leurs têtes, et la mer au bout du boulevard où arrivait le bateau de la Corse dont on ouvrirait le ventre pour qu’en sortent des files interminables de voitures, avec leurs phares allumés. Les deux garçons comme des chats.



dimanche 13 avril 2025

L'inconnu du môle

Puis il arrive que Karim le voie.
— Que tu voies qui? Que tu voies quoi? l’interroge Daniel.
Ils ont dîné chez Cynthia, rue Parmentier, puis celle-ci a dit qu’elle devait travailler, un examen qui approchait, et elle est allée s’installer sur sa chaise longue, dans la pièce d’à côté, avec ses livres et son MacBook, peut-être aussi avec ses écouteurs aux oreilles, et les garçons ont commencé par débarrasser la table et faire la vaisselle, ils ont même balayé le sol, puis, une fois que tout était aussi propre que possible dans ce vieil appartement un peu délabré, où les peintures étaient à refaire, où les tommettes rouges se décollaient du sol, ils se sont approchés de la fenêtre ouverte pour fumer des cigarettes. L’air tranquille de la nuit, on était en octobre mais les journées ensoleillées étaient encore très douces. Et c’est alors que Karim a dit qu’il l’avait vu.
— Mais de qui parles-tu? lui a répondu Daniel.
— D’un type, d’un inconnu que j’avais remarqué au moins deux fois avant la mort de mon grand-père.
— Tu veux dire qu’il était là-bas, sur le port.
— Une première fois, il était assis à la terrasse de la Shunga. Une autre fois, il était debout sur le quai, à l'entrée du môle, les mains dans les poches de son blouson. Il regardait droit devant, avec un petit sourire qui faisait peur, et quand je suis passé derrière lui, j’ai aperçu mon grand-père, assis sur son rocher, avec son bonnet sur la tête et sa canne à la main.
— Ton grand-père était loin, et il ne devait pas être le seul dans son champ de vision. Il faisait nuit?
— Non, il faisait jour. C'était à la tombée du jour. Et on voyait encore des baigneurs en maillots juchés sur les blocs de ciment et sur les rochers, qui faisaient de grandes enjambées pour passer de l’un à l’autre, pour se rejoindre ou s'éviter, mais c'étaient les derniers. Ceux qui viendraient après, ce serait une autre affaire.
— Et donc, tu l’as revu?
— Attends! Avant cela, il y a eu la mort de mon grand-père, et surtout il y a eu le moment où on a retrouvé le corps, et surtout le moment où on a dit qu’il s’agissait d’un assassinat. Le commissaire Langlois est venu à la maison pour nous annoncer la nouvelle, et tout de suite il nous a demandé, à ma grand-mère et moi, si nous connaissions quelqu’un qui pouvait lui en vouloir, et tout de suite l’image de cet homme m’a traversé l’esprit.
— Tu l'as dit au commissaire?
— Que voulais-tu que je lui dise? Je n’y ai même pas songé. Il s’agissait d’un inconnu qui se tenait debout, tout seul, à l'entrée du môle et qui lorgnait très probablement les jolies filles, et plus probablement encore les beaux garçons qui s’attardaient sur les rochers en contrebas, pas mon grand-père.
— Et ensuite?
— Ensuite, je ne l’ai plus revu, jamais, pas une seule fois, jusqu'à hier.



samedi 12 avril 2025

À l'automne

Ils étaient assis sur la terrasse en bois, au bas de la piste. Ils buvaient du café au lait. Ils s'étaient levés tard, ils avaient mangé des omelettes, debout dans la cuisine, et maintenant ils regardaient le ciel en se demandant s’il annonçait la pluie.
— Tu retournes travailler au marché? a dit Benoît. Tu retournes décharger des légumes?
Il y avait un peu de moquerie dans sa voix, mais Daniel avait la tête ailleurs. Il ne le regardait pas. Il a dit:
— Oui, je crois. Mais je ne suis pas sûr. Je n’ai pas décidé.
Benoît ne voulait pas lui faire de peine, il aimait bien ce garçon de cinq ou six ans plus jeune que lui, qui le faisait sourire. Il a repris sur un autre ton.
— Ce ne doit pas être un travail facile?
— Non, a répondu Daniel. Mais assez bien payé. Et puis, je ne suis pas obligé d’y être tous les jours. Je leur dis que je suis étudiant. Ils me payent à la journée.
— Je comprends.
Ils se sont tus. En septembre, les stations de sport d’hiver ont un drôle d’air. L'été, elles attirent pas mal de touristes, des familles entières de randonneurs, des grands-parents qui viennent se mettre au frais avec leurs petits-enfants. Mais en septembre, tout le monde est parti.
Benoît était là pour préparer la saison qui commencerait avec les premières neiges. Il avait l'hôtel pour lui tout seul. Il y accueillait des amis de passage. Des couples qu’il n’avait plus vus depuis longtemps et qui tardaient à repartir. Le soir, dans la cuisine, on buvait des bières en écoutant de la musique. Il arrivait qu’on danse. On buvait aussi des petits verres de génépi.
Jocelyn Lemoine était propriétaire de l'hôtel et d’un magasin d’équipements, et il était le gérant des remontées mécaniques. Benoît travaillait pour lui. La salle à manger de l'hôtel servait aussi de boîte de nuit.
— Ce n’est pas le marché qui me pose problème, a repris Daniel. Je ne suis pas sûr de vouloir retourner à Nice. Pas maintenant.
Daniel continuait de regarder la montagne. Les mélèzes dessinaient des zones d’un vert sombre, presque bleu. Ils se tenaient serrés et, avec leurs airs solennels de vieux magiciens, ils semblaient prêts à essuyer les orages des nuits d’automne qui ne tarderaient plus. Le reste des pentes était atteint par la pelade. Un âne n’aurait pas pu y tondre la largeur d’une langue. On entendait ici et là le cri des marmottes qu’on cherchait à apercevoir, courant sur les rochers, avant qu’elles ne sautent et disparaissent dans leurs trous.
Benoît s’était tourné vers son jeune visiteur. Avec Daniel, on ne savait jamais jusqu’où on pouvait se risquer avant qu’il fronce les sourcils, qu'il se referme comme une huître. Mais il a pris le risque:
— On m’a dit que tu avais une copine? Je la connais? Comment s’appelle-t-elle?
— Non, tu ne l’a connais pas. Elle s’appelle Cynthia. Mais ce n’est pas ma copine, on n’est pas ensemble. Ou plutôt, quelquefois on est ensemble et quelquefois on ne l’est pas. On se dispute souvent.
— Et, cette fois, vous vous êtes disputés?
Daniel a hoché la tête. Benoît savait qu’il n’en tirerait pas davantage. Mais il a ajouté:
— Tu pourrais travailler ici. Si tu veux, je peux en parler à Jocelyn, il cherche toujours du monde.
Daniel n’a pas répondu. Alors, Benoît s’est levé. Il a regardé les nuages que perçait un rayon soleil aigu comme un glaive, et il a dit: 
— Bon, il faut que je te laisse.
Jocelyn lui avait donné une liste de travaux à effectuer. Bientôt il serait de retour de vacances. Il y avait à revoir la machinerie d’un remonte-pentes qui ne fonctionnait plus, ainsi qu’un problème de plomberie dans la cave qui abritait le lave-linge, et Benoît ne pouvait pas faire ces réparations tout seul. Il n'était pas un spécialiste.

Le lendemain matin, Daniel a pris l’autobus pour Nice, mais il n'était pas pressé d’arriver à destination. Le trajet était long. Plusieurs fois, il s’est endormi à sa place sur la banquette. Quand il se réveillait, le paysage derrière les vitres n’était plus le même, les passagers non plus. Vers le milieu de l’après-midi, il est descendu à l'arrêt d’un village dont il ne savait pas le nom. Il s’est trouvé sur une place ornée de platanes. De maigres silhouettes jouaient aux boules sous les feuillages. On entendait leurs voix qui comptaient les points. Au fond de la place, il y avait un hôtel qui faisait aussi café et restaurant, avec quelques tables en terrasse. Il s’y est installé, il y était le seul client.
Une femme est venue prendre sa commande. Il a demandé un sandwich et de la bière. Quand elle est revenue pour les lui servir, il lui a demandé s’il lui restait une chambre de libre où il pourrait dormir. Elle lui a répondu qu’elles étaient toutes libres, sauf une occupée par le nouvel instituteur qui venait d’arriver.
Elle a dû se lever pour répondre au téléphone qui sonnait à l’intérieur. Puis, quand elle est revenue, elle s’est assise à côté de lui, elle a ôté ses sandales, elle a posé ses pieds nus sur une chaise qui était devant elle, et elle a allumé une cigarette. Un bon soleil doré répandait sa tiédeur. Elle a tiré le bas de sa robe sur ses cuisses pour mieux en profiter. Elle a fermé les yeux.
Daniel est resté au village jusqu'au milieu octobre. Il prenait son dîner et dormait à l'hôtel. Le soir, il parlait avec l’instituteur qui était féru, lui aussi, de science fiction. Il lui est arrivé deux ou trois fois d’aller à la pêche dans un endroit de la rivière qu'on lui avait indiqué. Surtout il a fait connaissance avec le garagiste qui avait la station-service à l'entrée du village. C'était un vieil espagnol passionné par les motos de marques anglaises dont il achetait des spécimens hors d’âge, qu’il remettait en état avant de les revendre et d’en acheter d’autres, avec chaque fois un joli bénéfice. Il a proposé à Daniel de travailler avec lui. Il lui apprendrait le métier. Ils auraient tout l’hiver devant eux, où le village paraissait endormi, où il ne passait personne. Suzanne, la patronne de l'hôtel, venait presque chaque nuit le rejoindre dans sa chambre. Dehors, il pleuvait. Des rafales de vent et de pluie balayaient la place où maintenant les platanes étaient nus. Elles les réveillaient et ils restaient longtemps à parler dans le noir.
Puis, il faut croire qu’il avait écrit à Cynthia pour lui dire où il était, parce qu’un jour elle lui a annoncé sa venue. Il l’a attendue à sa descente de l’autobus. Suzanne était prévenue de son arrivée. Daniel lui avait parlé d’elle, elle lui avait répondu qu’elle serait heureuse de la connaître.
Ce soir-là, Cynthia et Daniel ont dormi à l’hôtel. Puis, le lendemain, ils ont dit au-revoir à tout le monde et ils sont montés ensemble dans l’autobus pour Nice.

Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...