lundi 14 avril 2025

Le génie des lieux

J'hésite à retourner dans ces lieux. Il faudra que je me décide à le faire, pour relever des noms de rues. Peut-être faire des photos. Je remarque que mes personnages sont des fantômes, qu’ils n’existent pas, qu’ils sont inventés, tandis que les lieux existent bien. On peut les retrouver sur le plan de la ville, on peut s’y rendre. N’est-ce pas curieux? Les lieux ne sont pas des rêves, on dirait plutôt que ce sont eux qui rêvent. Que les personnages inventés sont les rêves ou les inventions des lieux. Et dans les lieux que je cite, pouvait-il se produire d’autres événements, se raconter d'autres histoires, avec d’autres personnages que ceux que je devine et qui s’animent sous mes yeux comme de petites marionnettes dans un théâtre itinérant? Voilà ma question.
On raconte que Michelangelo Antonioni, quand il tourne Blow Up, fait recouvrir la pelouse de Maryon Park d’une épaisse couche de peinture verte. Bien sûr, il fallait qu’elle soit d’un beau vert, cette pelouse, un vert presque bleu, et pour cela il ne fallait pas hésiter à la couvrir de peinture, à la farder comme on farde un mannequin de mode, dans les tout derniers moments avant qu’elle défile. Mais elle n’en restait pas moins la pelouse de Maryon Park, dans le sud-est de Londres, étendue, vallonnée sous les feuillages des grands arbres qui bruissent, agités par le vent (bel exemple d'image-temps de Gilles Deleuze), avec ses haies du même vert profond, où un homme aurait été abattu et son cadavre abandonné, que le photographe croit découvrir ensuite sur ses propres photos, des photos qu’il n’en finit pas d’agrandir et de scruter pour en avoir la preuve, mais un cadavre qu’il ne retrouve pas ensuite quand il retourne le chercher, un soir, à la tombée de la nuit, dans la réalité des choses, d’où l'idée qu’il l’a peut-être inventé, qu’il l’a peut-être rêvé, tandis que pour le parc le doute n’est pas permis.

Cynthia sait que Daniel a connu le grand-père de Karim, et elle sait qu’il continue parfois d’accompagner Karim chez sa grand-mère, dans son appartement du boulevard Stalingrad, derrière le port, où elle insiste pour qu’ils mangent quelque chose, un bol de chorba qui était prête depuis le matin et qui n’attendait qu’eux, ou un brick à l’œuf qu’elle prépare au tout dernier moment et qu'elle sert, brûlant, en le faisant glisser de la poêle dans leur assiette, avant qu’ils ne la quittent et ne remontent ensemble vers le quartier nord, ce que n’importe qui d’autre qu’eux ferait en profitant du tramway, tandis qu'ils préfèrent le plus souvent traverser toute la ville à pied, en parlant on ne sait trop de quoi, ou en ne parlant pas, allez savoir avec les garçons. Elle n’a jamais su ce qu’ils peuvent bien se dire quand ils sont seuls, s’ils se disent quelque chose. Et, bien sûr, Daniel lui a parlé de la disparition de ce grand-père, survenue un soir comme tous les autres où il était allé pêcher derrière le môle, puis de son corps retrouvé trois jours plus tard, mais il l’a fait sans entrer dans les détails, sans lui dire que, selon la police, il s’agissait d’un meurtre.
C’est comme s’ils s’étaient toujours connus, Daniel et elle, alors qu’elle n’habite Nice et qu’ils ne sortent ensemble que depuis deux ans à peine, et encore est-ce quand ils ne se sont pas disputés, quand ils n’ont pas décidé de ne plus se voir, quand ils ne se montrent pas, à la sortie des cinémas, avec d’autres éventuels partenaires, et quand elle n’est pas obligée de passer une semaine ou deux, à La Garde, avec ses parents. Et pour Karim et lui, c’est comme s’ils se connaissaient depuis bien plus longtemps encore, même si elle sait que ce n’est pas du tout le cas, qu'ils ne se sont rencontrés qu’à peine plus d’un an auparavant.
Dans l’histoire de Karim et Daniel, il y a ce que Cynthia imagine les concernant. Il se peut que ce soit à travers ses yeux que je les voie. Il se peut que ce soit elle qui raconte l’histoire, bien des années plus tard, quand elle est devenue une romancière un peu connue, qu’elle habite à Paris, et que Karim et Daniel ne sont plus pour elle que des figures à-demi effacées par le temps.
Elle se souvient de cet été interminable où ses parents l'avaient inscrite d’office pour un stage linguistique qui avait lieu dans le nord-ouest de l'état de Washington, sans qu’elle pût se dérober, et où, pendant toute la durée du stage, elle avait imaginé la chaleur étouffante à Nice, où les garçons quittaient ensemble l’appartement du boulevard Stalingrad à dix ou onze heures du soir pour aller acheter des glaces au comptoir d’une baraque située à l’angle du boulevard Franck Pilatte. Deux ombres dans l’obscurité du boulevard Stalingrad, avec les fenêtres grandes ouvertes au-dessus de leurs têtes, et la mer au bout du boulevard où arrivait le bateau de la Corse dont on ouvrirait le ventre pour qu’en sortent des files interminables de voitures, avec leurs phares allumés. Les deux garçons comme des chats.



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Sur le banc

Quelques jours plus tard, elle l’appelle de nouveau. Elle dit: — Daniel, j’ai un service à te demander. Est-ce que nous pourrions nous retro...