J’ai entrepris de faire un grand ménage dans ce blog que j’ai ouvert en novembre dernier. Je me suis décidé à réunir la plus grande partie des textes qu’il contient dans des livres, que je propose à la fois en format papier (qu’on peut acheter en ligne) et en version numérique (qui reste gratuite). On les trouvera désormais accessibles sous l’onglet Librairie.
Deux premiers volumes sont déjà parus: Tendres guerriers, et Torquedo. Je travaille au troisième, qui s’intitulera Neige et sable. D’autres suivront.
Et pour m’alléger autant que possible, je supprime du blog, ou j’archive, au fur et à mesure, tous les textes ayant trouvé place dans les livres.
Quand on fait du ménage, tout paraît plus clair, et je profite de l’occasion pour dire quelques mots de la vision que j’ai aujourd’hui de mon propre travail.
Je suis heureux de voir que certains textes que j’ai écrits il y a fort longtemps voisinent si bien avec d’autres beaucoup plus récents. Les échos que ces textes se renvoient, les liens qu’ils tissent entre eux, me donnent à penser que Nice-Nord constitue bien une œuvre, et pas seulement une collection d’archives hétéroclites. Pour autant, il me semble que la logique de cette œuvre pourrait (ou devrait) maintenant m’entraîner dans un domaine qui ne serait plus strictement littéraire mais qui s’ouvrirait au cinéma, par exemple, ou aux installations d’art contemporain.
Aujourd’hui, la musique, la danse et le cinéma m'intéressent bien plus qu’à la littérature. J’y vois plus d’invention. Et ce n’est pas que je souhaiterais abandonner un art pour un autre, mais que Nice-Nord me semble vouloir déborder de la clôture du livre.
L’âge que j’ai et le peu de moyens dont je dispose rendent bien peu probable que je réussisse cette échappée. Mais je suis prêt à me contenter de résultats modestes. Le numérique ne permet-il pas d’ajouter au texte de l’image et du son? Je m’y suis déjà un peu essayé, et c’est dans cette perspective que désormais j’utiliserai ce blog.
Devant Le Select, à partir de six heures du soir, il y avait des voitures garées en double-file, et c’étaient plutôt de jolies voitures. Les hommes qui se retrouvaient là étaient des Don Juan. Il suffisait de les observer depuis le trottoir opposé, d’observer leur manège. Ils étaient un petit groupe, occupés à rire et à parler, debout au comptoir, à boire des bières ou des whiskys en piquant du bout des doigts dans des bols d’olives, en même temps qu’ils passaient des coups de téléphone. Parfois, c’était déjà la nuit et le bar était éclairé par des lampes au néon. Mais le plus souvent c’était l’été, les jours n’en finissaient pas. À Nice, l’été commence au mois de mai, et il est difficile de garder l’esprit au travail et à la famille quand les soirées n’en finissent pas, que les plages se couvrent de tables blanches où dînent les touristes et que les ciels sont émeraude. Il en arrivait d’autres. Puis, il fallait qu’il y en ait un qui sorte, l’air content, en agitant les clés de sa voiture. Il en faisait vrombir le moteur, il disparaissait au coin de la rue pour revenir, une demi-heure plus tard, avec une femme à son bord. Et cette femme sortait en même temps que lui de la voiture, elle tirait sur sa jupe parce qu’elle était trop courte et ensemble ils entraient dans le bar.
On les voyait debout au comptoir, derrière la vitre. Quand c’était une nouvelle conquête, il la présentait à ses amis, il disait le prénom de chacun et ceux-ci l’accueillaient avec de grands sourires. Des garçons qui se connaissaient depuis les années de lycée, devaient-ils préciser. Qui étaient pour la plupart des commerçants ou de petits entrepreneurs, parfois des journalistes. Qui partageaient des histoires de virées nocturnes. Qui jouaient ensemble au tennis, qui skiaient à Valberg ou Auron, qui fréquentaient l’hippodrome de Cagnes-sur-Mer, qui regardaient le sport à la télé, qui louaient des films pornos en DVD pour les regarder avec leurs femmes, le samedi soir, quand les enfants étaient couchés, en fumant du cannabis qu’ils avaient commandé par téléphone et qu'un jeune motocycliste était venu leur livrer à la grille de leur villa. De loin en loin, une partie de poker, pour faire comme dans les films. Puis, dix minutes plus tard, c’était au tour d’un autre de disparaître pendant une demi-heure avant de revenir avec une femme.
Je ne sais pas ce qu’ils pouvaient se raconter. Je n’ai jamais assisté à ce genre de scène que de loin, du trottoir opposé, ou bien au cinéma. Parmi les femmes qui étaient là, debout au comptoir, au milieu de ces hommes, on s’attendait à surprendre le beau sourire de Romy Schneider. Elle aurait tourné la tête et, en vous voyant, elle aurait souri, et la caméra se serait attardée en gros plan sur son visage. Cet air d’indulgence qu’elle montrait envers les hommes (pensez à Yves Montand ou Michel Piccoli, jamais bien loin), en même temps que cette expression d’une douleur secrète, venue de loin et qui devait l’emporter de façon tragique, au bout du compte.
J’imagine que la plupart étaient mariés ou en instance de divorce. J’imaginais que les uns avaient été témoins au mariage des autres. Qu’ils s’invitaient le dimanche pour faire des barbecues au bord de la piscine, avec femmes et enfants. Mais maintenant ils étaient ailleurs, dans une autre dimension de la vie, comme si pour quelques heures ils avaient eu vingt ans de moins
Il devait être question de l’endroit où ils iraient dîner, pas forcément à Nice. Des restaurants où il y avait un orchestre et où on pouvait danser devant l’estrade. Il fallait réserver des tables. Combien seraient-ils, au juste? Il fallait que l’un d’entre eux au moins connaisse le patron. “Tu lui dis qu’on est douze!” Enfin, arrivait le moment où ils posaient de l’argent sur le comptoir, en même temps qu’ils écrasaient leurs cigarettes. Je les voyais s’en aller en se répartissant dans différentes voitures qui démarraient sur les chapeaux de roues. Il me restait à les imaginer sur la route du bord de mer, filant au pied des hautes vagues blanches des Marina, en direction de La Siesta. La lumière des phares, la musique qu’ils faisaient jouer sur le tableau de bord. Joe le taxi, peut-être. Et Arsène faisait partie du groupe.
Voilà ce que j’ai pu observer à deux ou trois reprises avant que l’imprimerie de la rue Emmanuel Philibert ne soit mise en faillite. Mais ensuite, quand je suis repassé devant Le Select, je ne l’ai plus vu parmi ces hommes. Je ne m’en suis guère étonné, maintenant qu’on avait saisi sa voiture et qu’il était interdit bancaire, pensant qu’il avait dû quitter Nice et qu’il était à Paris où il avait peut-être repris son activité dans le commerce interlope des machines à sous. Où peut-être il gérait une salle de billard.
Le Select n’était pas le seul bar à Nice à remplir cette fonction de lieu de rendez-vous, et il n’en manquait sans doute pas à Paris non plus, du côté de Montparnasse, où les Don Juan comme lui devaient emmener de jolies femmes, et peut-être aussi enregistrer des paris sur des matchs de boxe, et même acheter et vendre des voitures volées. Car l’idée de délinquance s’attachait maintenant, dans mon esprit, au souvenir de mon ancien élève.
Notre présence dans tel endroit du monde nous étonne toujours. Nous sommes ici, depuis peu, ou peut-être depuis toujours, comme aussi bien nous pourrions être ailleurs, et en même temps il se trouve que nous sommes ici, bien sûr, et nulle part ailleurs. Et cet étonnement marque la dimension poétique de notre rapport au monde. Je ne crois pas que la poésie soit aujourd'hui encore un genre littéraire, mais je crois qu’il y a une dimension poétique dans notre rapport au monde, et qu’elle tient, dans certains cas au moins, à notre étonnement de nous trouver ici plutôt qu'ailleurs. En cela consiste l’énigme, le charme, le mystère.
Les visages du monde correspondent à des expériences personnelles. Pour cette raison, nous sommes tentés de croire qu’ils seraient toujours uniques, apparus dans l’instant, aussitôt effacés. Mais les œuvres d’art nous montrent qu’il n’en va pas ainsi. Le même artiste peut passer sa vie à déployer (décliner) le même visage du monde. Et un grand nombre d’artistes peuvent passer leurs vies à illustrer un visage du monde qui leur serait commun. Le même artiste qui passe sa vie (ou du moins une grande partie de sa vie) à illustrer le même visage du monde: que l’on songe à Cézanne ou à André Dhôtel. Et un grand nombre d’artistes qui travaillent à illustrer (à définir) le même visage du monde: que l’on songe aux romanciers et aux cinéastes qui, de Raymond Chandler à David Lynch, ont traité d’Hollywood, de Los Angeles et de toute la côte ouest des États-Unis.
Les visages du monde se composent d’une pluralité d’éléments qui concourent à produire sur nos consciences une impression unique, singulière et indéfinissable, qui ne peut pas se désigner (se dire) autrement que par le nom du lieu de leur apparition (Sunset Boulevard), ou par le titre de l’œuvre romanesque ou cinématographique qui s'en est inspirée (The Big Sleep, Les dimanches d’août).
Les visages du monde sont exclusifs l’un de l’autre. Quand j’ai conscience d’habiter un visage du monde, il m’est impossible de m’en représenter un autre. J’y suis inclus en même temps que j’en suis envahi. Et la joie que j’éprouve tient à ce que ce visage du monde me paraît être un monde à part, refermé sur lui-même, à la fois ignorant et ignoré du reste du monde.
James Joyce disait que l’histoire était un cauchemar dont il cherchait à se réveiller. On pourrait dire aussi que le monde est un cauchemar dont on cherche à s'extraire, et dont on s'en extrait chaque fois qu'on fait l’expérience d’habiter un visage du monde. Et cette expérience est toujours marquée par la joie, un peu de joie au moins, même si sur ce paysage il pleut et que des crimes y sont commis.
Un exemple: À propos D’Est de Chantal Akerman (1993), Claire Atherton raconte (01:56) : “Quand Chantal est partie pour filmer D’Est, elle avait envie de faire un voyage parce qu’elle voulait aller filmer quelque chose, là-bas, à l’est, tant qu’il était encore temps — tant qu’il était encore temps de quoi?, on sait pas exactement mais elle sentait qu’il y avait quelque chose à retenir. Elle aurait pu l’expliquer par des raisons sociales, politiques, c’était la fin d’un monde, donc il fallait le documenter. Elle aurait pu aussi l’expliquer par des raisons affectives, de sa propre histoire, mais là ça devenait aussi trop dit, trop évident. Elle est juste allée là-bas parce qu’il y avait quelque chose qui l’attirait, et parce qu’elle avait senti, lors d’un premier voyage, une familiarité…”
Un visage du monde ne dit rien ni ne peut se dire autrement que par ce qu'il montre.
Je me souviens des images que j’aurais pu filmer et que je n’ai pas filmées quand j'étais professeur au lycée de Contes et que j’habitais là-bas. Elles sont inscrites dans ma tête. Celles des tours de la cimenterie que j’apercevais du haut de mon balcon. Celles que j’allais recueillir, au bout de ma promenade du soir, en marchant le long de la route, jusqu’au terrain de sport où se retrouvaient les jeunes habitants du faubourg, que j’observais derrière les grilles, sans me laisser voir. Celles de leurs motos pétaradant, cabrées sur la roue arrière, au risque de se casser le cou. Celles de la piscine en plein été. Celles des nuits de bals. Des longs plans fixes, à la manière de Chantal Akerman, qu’il me suffirait de raccorder maintenant que je n’y habite plus et que je ne suis plus professeur. Que je ne suis plus empêché par rien. Je disposerais à présent de tout le temps nécessaire pour en faire le montage. Il me suffirait d’y ajouter un texte que je lirais en off, et j’obtiendrais ainsi un petit film que j’intitulerais Contes ou Arsène et Elvire. Et sous l’un ou l’autre de ces titres, le film montrerait quelque chose que j’ai connu. Quelque chose du monde qu’à la fois j’ai vu et inventé lorsque j’habitais là-bas et que j’y enseignais, une vision du monde qui est la plus significative que j’aie jamais inventée, la plus personnelle, et qui ne peut pas se dire mais seulement se montrer. Et peut-être même se partager avec d’autres, encore que cette apparition ne se soit produite qu’une fois, durant cette période assez longue de ma vie où j’en ai été à la fois l’inventeur et le témoin.
Ludwig Wittgenstein dit que le monde se compose de faits et non pas de choses. Contes se compose d’une pluralité de faits, tels que je les ai perçus, et non pas d’êtres ni de choses qui se retrouveraient ailleurs, en-dehors de cette histoire. Arsène et Elvire sont des inventions, c’est ce que j’essaie de dire, encore que sous d’autres noms ils ont bien existé, et leurs personnages ne sont pas séparables du paysage où ils me sont apparus. Où je les ai inventés. Tandis que, faute d’avoir fait ce film, il faut que je me débrouille avec les mots, ce qui suppose une technique compliquée, beaucoup plus incertaine. Car les mots ne sont pas impuissants à montrer mais, pour le faire, il leur faut raconter des histoires. Et il n’est pas certain qu’Arsène et Elvire aient eu ce qu’on appelle une histoire, ou du moins ai-je pu en douter jusqu'à ce que cette histoire se termine. Et même alors, ces bribes, ces quelques rencontres nocturnes. Des moments si épars.
Puis il est arrivé que l’imprimerie soit mise en liquidation judiciaire. Enfin, je ne suis pas certain que ce soit le terme juridique exact pour parler de faillite, mais il me semble que c’est celui qu’a employé Abel quand je l’ai rencontré à la rue Emmanuel Philibert pour la dernière fois. Il était seul dans l’atelier, tous les autres employés étaient partis. Un liquidateur avait été nommé, les ordinateurs et tous les documents comptables avaient été saisis, et tout le reste du matériel était mis sous séquestre. Par quel privilège Abel se trouvait-il encore là? Il m’avait téléphoné pour que je vienne. La nuit précédente, il avait imprimé le dernier numéro de notre catalogue annuel et il m’en a remis une cinquantaine d’exemplaires dans une boîte en carton. “Ceux-là au moins ne vous coûteront rien”, m’a-t-il dit. Ai-je seulement prononcé le nom d’Arsène? Dans ce cas, il m’aura répondu qu’Arsène avait disparu, qu’il était injoignable. Il m’aura dit aussi qu’il n’habitait plus chez lui, dans la villa de Saint Pancrace où il avait vécu avec sa femme et leurs deux filles. La villa appartenait à sa femme, et celle-ci l’avait mis à la porte, plusieurs mois auparavant, quand elle avait demandé le divorce. Et, depuis, il habitait à l’hôtel. Et il m’aura dit aussi qu’Arsène était inculpé de faillite frauduleuse et d’abus de biens sociaux, ce qui l’empêcherait de se refaire avant longtemps.
“Il avait une maîtresse?
— Oui, nous la connaissions, elle venait ici, une grande et belle femme, plutôt voyante, perchée sur ses talons, qui habite quelque part derrière le lycée Calmette et qui roule en voiture de sport. Mais elle aussi a rompu avec lui, maintenant qu’il n’avait plus d’argent.”
Tout de suite, je me suis dit qu’il était retourné à Paris. Qu’il devait avoir ses arrières à Paris où il avait passé pas mal d’années, où il devait connaître des gens. À quel moment avais-je entendu dire, ou avais-je cru comprendre, ou avais-je inventé, qu’à Paris, il avait travaillé dans les machines à sous, les flippers, les baby-foot et les jukebox des bars? Si bien que je l’imaginais faisant la tournée des bars pour ouvrir les machines et ramasser les sous qu’il faisait pleuvoir dans un grand sac en toile, et s’occuper peut-être aussi des réparations. Et ainsi, je pensais que nous ne le reverrions plus ici. Que je pouvais l’oublier, qu’il valait mieux l’oublier. Et bien sûr je n’ai rien dit à Elvire de ce qu’Abel m’avait appris. Une seule fois, elle m’avait parlé de lui, et des années étaient passées. Peut-être l’avait-elle oublié. Il valait mieux qu’elle l’oublie. Mais je me trompais. Je devais le revoir.
J’en suis venu à me demander si La Barque rouge existait bien. Les souvenirs que je gardais des nuits passées là-bas, dont certains me revenaient en mémoire des semaines plus tard, de manière totalement imprévisible, parfois lorsque j'étais en cours, étaient si sombres et si confus, mêlés si étroitement d’ivresse et d’angoisse, que je croyais avoir rêvé. On m’aurait dit que, dans la pénombre du lieu et dans l’état d’ivresse où je m’étais trouvé, j’avais assisté à un meurtre, je l’aurais cru. Et on m’aurait dit que je m’y étais moi-même livré à la débauche, aux pires turpitudes, j’en aurais été horrifié, j’aurais juré que non mais je l’aurais cru aussi.
Le cabaret occupait le rez-de-chaussée d’une petite maison à peine plus haute que large, flanquée d’immeubles en pierre de taille qui avaient dû servir d’entrepôts, à l’époque où l’activité du port battait son plein, et qui étaient maintenant abandonnés aux courants d’air et au vol saccadé des chauves-souris. Or, derrière la scène où se produisait la chanteuse, n’avais-je pas aperçu le départ d’un escalier étroit, à la rampe de fer, dont je n’imaginais pas où il pouvait conduire? Vers quelle soupente, quel couloir obscur? Vers quelles chambres sordides? Et à présent, étais-je bien certain de n’y être pas monté?
Le doute me torturait l’esprit, si bien que, pour me débarrasser de ces fantasmes, pour en revenir à la réalité des choses, je suis retourné sur le port, un jour, pour voir La Barque rouge en plein midi.
Je ne m’attendais pas à ce que l’établissement soit ouvert. Il m’aurait suffi d’en voir la façade. D’en relire l’enseigne. Mais un simple rideau de perles en obstruait la porte. Je l’ai écarté d’une main et je suis entré. Après la lumière du dehors, il a fallu que mes yeux s'accoutument à la pénombre. Celle-ci n’avait rien d’effrayant. Il y flottait une bonne odeur d’ail et de vinaigre. Un réchaud à gaz avait trouvé place derrière le comptoir. Une femme s’y tenait, qui n'était plus toute jeune. Sur un feu, elle faisait bouillir de l’eau, sur l’autre des tranches de foie de veau grésillaient dans une poêle. Elle s’est tournée vers moi: “Vous cherchez à déjeuner?” J’ai répondu que oui. ”Ce sera près dans une minute, a-t-elle dit. Le temps que cuisent les pâtes. Mais il vous faudra vous asseoir à notre table. Nous n’avons pas fini de faire le ménage.” Puis, en levant un peu la voix et en tournant la tête: “Claudio, tu sers l’apéritif à ce monsieur?” Claudio était assis sur un tabouret, devant le comptoir. Il s'est levé lourdement et il est passé derrière. “Je vous sers un pastis?” Je savais bien que les pâtes ne cuiraient pas en une minute. J’ai répondu que oui.
J’ai déjeuné à leur table. Les pâtes étaient servies sans autre sauce que l’huile de la friture, avec beaucoup de poivre et de parmesan saupoudrés par-dessus. La femme s’appelait Teresa. Elle avait dû être belle. Imposante. Elle portait un tablier mais ses cheveux étaient coiffés, ses ongles étaient vernis et il n'était pas difficile de l’imaginer en manteau de fourrure, sortant d’une limousine pour entrer dans le hall d’un casino, des bijoux sur les mains. C'était la patronne, l'épouse de Claudio, qui lui avait un gros ventre et portait un tricot de corps gris sur sa poitrine velue. Puis, Julia nous a rejoints. Ses pas avaient claqué dans l'escalier. Elle était vêtue d’un peignoir mal fermé et elle fumait une cigarette. Elle s’est assise à notre table. Elle s’y est glissée sans rien dire, le peignoir découvrant ses jambes, des mules se balançant au bout de ses pieds nus. Teresa l’a servie. “Mange, petite!” Mais Julia continuait de fumer, elle ne touchait pas à son assiette. Elle buvait du vin. Et, de nouveau, j’ai trop bu moi aussi.
Claudio me servait. J’évitais de regarder Julia dont le peignoir mal fermé laissait pointer un sein. J’essayais de raccorder l’image de cette enfant malingre avec l’envoûtante apparition de la femme qui avait troué la nuit, en se produisant sur scène, lors de ma précédente visite. Ce pouvait-il que ce fût elle? Les deux images ne coïncidaient pas. Elles tremblaient comme pour s’ajuster l’une à l’autre mais elles ne coïncidaient pas.
Plus tard, je suis sorti au soleil pour boire mon café et fumer une cigarette. Il y avait un banc. Je m’y suis assis, le dos appuyé contre la façade. J’aurais pu m’endormir. Claudio m’a rejoint. Nous assistions à l’arrivée majestueuse du bateau de la Corse. En regardant droit devant lui, Claudio a parlé des îles lointaines où il avait navigué avant de se marier et de s’établir ici. Il n’attendait de moi aucune réponse. Il parlait pour lui seul.
Ce jour-là, je suis parti voir ailleurs, et quand je suis revenu, quelques semaines plus tard, aux petites heures de la nuit, mon état d'esprit n'était plus le même. J'étais moins angoissé. Je me suis accoudé au comptoir et j’ai commandé une bière. Claudio n’a pas fait mine de me reconnaître. D’autres buveurs occupaient de petites tables rondes mais, dans la demi-obscurité, leurs silhouettes étaient floues. Ils n’étaient que des ombres. Tout le monde attendait.
Julia est apparue. Elle portait une robe violette, longue et fendue, à manches courtes, qui moulait son corps et qui scintillait sous le projecteur. À ses pieds, un ampli. Elle commandait l’accompagnement musical avec son téléphone. Elle a chanté trois ou quatre chansons qui se ressemblaient, des litanies spectrales dont je ne me souvenais pas de les avoir jamais entendues ailleurs. Les accompagnements étaient joués à la guitare, avec des effets larsen qui par moments couvraient sa voix sans qu’elle paraisse s’en inquiéter. Julia était tout près de nous, à peu près immobile, devant le micro et sous l’unique projecteur, mais sa voix semblait émise d’un lieu situé quelque part derrière elle. Elle résonnait encore au fond d’un tunnel d’où la jeune femme était sortie pour devoir y retourner bientôt après son tour de chant, quoi qu’elle veuille. Une grotte dans laquelle elle serait aspirée et de nouveau engloutie. Ses lèvres bougeaient mais le lieu d’émission de la voix pouvait être une tombe. Et cette voix exprimait la tristesse aussi bien que la peur.
Nous avions quitté le comptoir et les tables pour nous tenir debout, en demi-cercle devant elle. Nous étions des admirateurs, ou des juges, ou des témoins. Prêts à l’applaudir ou à prononcer peut-être une sentence. Ou à l’abandonner peut-être à la nuit d'où elle semblait sortir comme une chrysalide de son cocon, ou un cadavre de son suaire. Puis, il y a eu une chanson dont j’ai aussitôt reconnu les paroles. C'était Heartbreak Hotel.
C'était cette fois une chanson venue en écho de ma propre jeunesse. Que je reconnaissais à ses paroles, que je pouvais prononcer une à une avec la chanteuse — Well, since my baby left me / Well, I found a new place to dwell / Well, it's down at the end of Lonely Street / At Heartbreak Hotel —, mais dont la musique n’était plus celle qu’avait chantée Elvis. Le souvenir du King n’y affleurait qu’à peine. Une version plus proche de celle qu’avait maintes fois performée John Cale, pour ceux qui s’y connaissent. Les syncopes y étaient éludées. Les déhanchements aussi. Il restait cette maigre pincée de paroles murmurées, des notes étirées, des grincements de poulies et des plaintes.
Enfin, une silhouette est apparue, sortant de la coulisse. Celle d’un garçon grand et mince. Celle d’un beau page dont Julia aurait été la princesse et qu’il serait venu servir. Et j’ai reconnu Arsène.
D’une main, il portait une cage à l’intérieur de laquelle il y avait un corbeau. Il a posé la cage sur une sellette que nous n’avions pas remarquée jusqu’alors, et tandis que Julia chantait toujours, qu’elle répétait les mêmes paroles tristes, il a ouvert la cage, il a tendu un index pour que l’oiseau s’y agrippe, et il l’en a sorti. Après quoi, mon souvenir de perd.
J'étais si étonné de reconnaître Arsène, qui était encore mon élève et le petit ami d’Elvire, que je ne voyais que lui. Le corbeau a-t-il volé au-dessus de nos têtes, a-t-il croassé sur les paroles de la chanson — Now, the bellhop's tears keep flowin' / And the desk clerk's dressed in black — est-il venu ensuite se poser sur une épaule de Julia sans que celle-ci lui prête la moindre attention, comme s’il n’existait pas? Je ne saurais le dire.
Je suis parti avant la fin de la chanson, et cette fois j’ai trouvé la force de reprendre ma voiture pour rentrer chez moi. J’habitais moi aussi dans un Heartbreak Hôtel, mais le mien se trouvait quelque part dans le faubourg nord de Nice.
A-t-on dit que, dans l’émotion provoquée par Un homme et une femme au moment de sa sortie, il entrait pour une part le souvenir proche et douloureux de la Shoah, en tant que la beauté particulière de l’actrice signait son appartenance à la communauté des victimes? Même si l’on n’en disait rien, on ne pouvait pas ne pas voir que la tristesse que montre le personnage ne tient pas seulement au deuil de son mari, mort dans des conditions accidentelles, mais plus profondément aux persécutions que l’Allemagne nazie avait infligées aux Juifs, jusqu’au cœur de Paris, avec la complicité de l’administration française et de sa police. Des persécutions injustes, scandaleuses sur lesquelles la France d’alors faisait encore silence, qu’on n’était pas loin de vouloir passer par pertes et profits, qu’on n’était pas loin de considérer comme “un détail de l’histoire”, mais dont la mémoire est portée (incarnée) dans le film par l’actrice elle-même, dans la réalité de son visage, de ses gestes et de sa voix.
J'étais attiré vers le port. Il y avait sur le port une boîte de nuit qui m'attirait de loin, certains soirs. Elle n’existe plus aujourd'hui. Elle s’appelait La Barque rouge. Je ne cédais pas souvent à son attraction. Deux ou trois fois par an peut-être, en toute dernière extrémité. Je savais qu’en toute extrémité, je pouvais me rendre là-bas. Je gardais cette idée en tête. Et je savais aussi qu’il m’était difficile de revenir à Contes les nuits où je m’y attardais, disons au delà d’une certaine heure, ce qui arrivait toujours.
Je savais qu’en sortant de La Barque rouge, à deux ou trois heures du matin, je n’avais plus la force de rentrer chez moi. Il fallait que j’attende le jour. Je marchais sur les quais, à pas prudents, de crainte de tomber à l’eau. L’enseigne de La Barque rouge restait éclairée derrière moi. Je n’allais pas bien loin. Je m'éloignais de dix pas, puis je revenais. Puis, de dix pas encore dans la direction opposée. En regardant le ciel et ses nuages lourds. L’enseigne de La Barque rouge ne s’éteignait qu’au petit jour, mais je n’attendais pas le petit jour pour quitter l’endroit. Chaque nuit, venait un moment où je craignais qu’une bagarre n’éclate. Que soudain un client, parmi les derniers, fasse étinceler une lame. Qu’il se tourne vers un autre soudain pour lui dire: “Je vais te saigner à blanc”, d’un air terrible, et que l’autre réponde en brisant le cul d’une bouteille sur le bord du comptoir, et que la chanteuse alors, derrière son micro, sur sa petite estrade, arrête de chanter et éclate en sanglots. Les doigts ouverts comme des palmes sur ses tempes, le rimel sur les joues. Je préférais imaginer ça de loin, en marchant sur les quais, sur le bord de l’eau, en cherchant un endroit où je pourrais dormir. À moins qu’il ne se mette à pleuvoir.
Il est arrivé quelquefois, mais pas souvent, qu’un autre vienne parler avec moi. Un autre client sorti de La Barque rouge ou venu d’ailleurs, comment savoir? Une ombre. L'ombre d’un homme grand et maigre, dont les traits du visage s’effaçaient dans la nuit, rien qu’une silhouette, et qu'il me raconte une histoire. Ces hommes sont des marins, des joueurs de 421, des buveurs de whisky. Des manieurs de couteaux. Ils savent des histoires. L'une est revenue souvent, ces nuits-là sur le port, ou peut-être ne l’ai-je entendue qu’une fois. C'était celle de l’Homme à tête de chien qui hantait les cales des lourds navires, partis dans ces mers lointaines où sont des îles avec leurs palmiers souffletés par le vent, et où, vers le soir, on tire une barque sur la plage où marchent des tortues géantes, hautes comme des ânes. L'ombre seulement d’un homme à tête de chien qui glissait sur les parois intérieures du navire, dans le bruit des machines, et dont chaque apparition était suivie d’une malchance. Une main coupée, un œil crevé, le dos brisé dans des escaliers métalliques, un jeune matelot tombé à la mer. Dans les remous de l’eau et dans le noir. Avec l’enseigne de La Barque rouge qui clignotait derrière nous, comme si l’orage qui grondait était près de l'éteindre. Avant qu’il ne se mette à pleuvoir.
Les rêves que j’ai faits ces nuits-là en attendant le jour. De brefs moments de sommeil remplis de rêves compliqués, qui me transportaient ailleurs, sur des îles où, derrière les quais et leurs façades colorées, le voyageur doit gravir des rues en pente bordées de villas dont les terrasses et leurs balustres débordent de bougainvilliers, avec au plus haut de l’avenue celle où est venue se réfugier la folle amoureuse, fille de Victor Hugo. Surtout quand il se mettait à pleuvoir. Nous étions au printemps et pourtant la pluie était froide. Pénétrante. Comme des cris de souris. Je me disais d’abord qu’elle n'était pas mon adversaire mais plutôt une amie. Rien qu'un peu de pluie de printemps, à quatre heures du matin, dans cette région du monde. Qu’auraient fait à ma place les clochards célestes de Jack Kerouac ou de Sam Beckett? Ils seraient restés là, bien sûr, à s’en réjouir, immobiles, comme auraient fait des moutons paissant au haut d’une falaise. Mais bientôt elle tombait à verses en même temps qu’elle s’irisait des premières clartés du jour, si bien que je finissais par me lever pour aller chercher un abri sous un porche. Je traversais le quai, plié en deux, mais il était trop tard. La pluie m’avait trempé jusqu’aux os. Et sous le porche, je restais assis, tremblant de tous mes membres, regardant les cordes de lumière zébrer la nuit jusqu’à ce qu’il fît tout à fait jour.