lundi 13 janvier 2025
À propos de Stevenson
Dans son introduction à l'Intégrale des Nouvelles de Robert Louis Stevenson (édition Phébus, 2001, volume 1, p. 10), Michel Le Bris écrit à propos de l’auteur:
“Le choix du récit bref rejoignait son rejet de l'idéologie réaliste, et plus généralement de la description. La nouvelle lui permettait surtout d'affirmer ce à quoi il tenait le plus: ce privilège accordé d'abord à l'image, non plus donnée comme décalque d'un quelconque réel, mais comme vision, projection de l'imaginaire imposant sa puissance créatrice au réel et le transfigurant. L'idée d'un pouvoir plastique de l'imaginaire est en effet au centre de la plupart des œuvres ici réunies, induisant une conception presque abstraite de l'art. Sa manière de procéder est toujours la même: une ou deux images, trois au maximum, issues dirait-on d'un rêve mauvais, visions arrachées ‘au cœur des ténèbres’, autour desquelles enrouler une intrigue ‘au fil de fer’, dont aucune digression ne viendra atténuer l'intensité. Comme s'il s'agissait d'exprimer d'abord la quintessence d'un instant énigmatique, dont la fulgurance ne cessera plus ensuite de nous hanter, telle une note appelée à entrer en résonance avec les lointains. Toute la magie de Stevenson est là, dans ce processus de condensation si contraire à la pratique narrative victorienne vouée à ces romans-fleuves en trois volumes qui, dans le sillage de Dickens et de Wilkie Collins, semblaient alors incarner la seule voie possible de la fiction.”
samedi 11 janvier 2025
Thanks to Leonard Bernstein
La première fois que je suis allé à Paris avec mes parents, je devais avoir douze ans. Notre hôtel était tout près des Champs Elysées. Et je me souviens de deux choses: 1) Je lisais une biographie de Van Gogh. 2) Nous sommes allés voir West Side Story dans un cinéma des Champs Elysées. "I like to be in America / Okay, buy me in America..." Trente ans plus tard, nous chantions cela dans la voiture, avec nos enfants. America great again! Qu'en dirait aujourd'hui Donald Trump?
mardi 7 janvier 2025
Sens / Texte
Le texte nous renseigne sur l'intention de l'auteur, mais, en même temps, il y a presque toujours un décalage entre ce que nous comprenons (ou que nous croyons comprendre) de cette intention et ce que dit le texte. Tandis que parfois, ce décalage n'existe plus. Ce qui signifie qu'il y a (ou qu'il y aurait) alors une complète adéquation entre l'intention de l'auteur et ce qu'il a écrit. Mais pour percevoir cette adéquation, il faut que le lecteur ait le sentiment d'une claire compréhension de l'intention de l'auteur. Or, ce sentiment correspond à une intelligence du texte. Il est d'ordre cognitif, comme par exemple quand on voit soudain la solution d'un problème d'échecs. Pour autant, cette intelligence est conditionnée, pour partie au moins, par une compatibilité entre l'imaginaire du lecteur et celui de l'auteur, ainsi que par une compatibilité de leurs opinions (philosophiques, politiques). Par une proximité ou une familiarité plus ou moins grandes.
lundi 6 janvier 2025
Esthétique de la nouvelle
Quand on lit une nouvelle, il arrive qu'on ait le sentiment d'un nombre parfait. Le sentiment qu'elle contient le nombre exact d'informations dont nous avions besoin (et dont elle d'abord avait besoin), livrées avec le nombre exact de mots qu'il fallait.
Je parle d'un sentiment, ou d'une impression, parce que, bien sûr, cette exactitude ne se mesure pas. Nous serions incapables de dire de combien d'informations se composait l'histoire, même si un traitement de textes peut nous dire combien de mots nous avons lus.
Et si même le nombre d'informations pouvait être établi lui aussi, comme celui des mots, par une analyse de l'Intelligence Artificielle (ce qui ne me semble pas impossible, de manière approximative au moins), rien ne nous dirait si ce nombre est celui qu'il fallait. Il se trouve que parfois nous éprouvons ce sentiment de perfection. D'adéquation parfaite entre ce que le texte voulait nous dire (et nous faire imaginer) et la manière dont il l'a fait. Et il est difficile d'en dire beaucoup plus, tant du moins que nous en sommes à une première lecture.
Quand cette idée m'est venue à l'esprit, j'ai voulu la vérifier en allant relire une nouvelle d'Hemingway, que j'ai souvent relue depuis que je sais lire. C'est Le Champion, qui date de 1925, et qui appartient au cycle des Nick Adams. L'auteur est donc jeune quand l'écrit (il est né en 1899), et on a pourtant le sentiment qu'il atteint là le cœur de son métier, le cœur de sa manière.
Or, ce qui me semble remarquable dans le cas de ce texte, maintenant que je l'ai relu, c'est qu'il n'est pas d'une concision absolue. Il est bref, mais l'IA pourrait encore le résumer sans rien perdre d'important dans le contenu de l'histoire. Et néanmoins, nous autres lecteurs ne le souhaiterions pas plus concis.
On y trouve même des répétitions auxquelles nous ne trouvons rien à redire.
Il avance d'un pas ferme et tranquille, comme celui de son jeune héros. Et il nous a convient comme il est.
"Il tombe bien", comme on dit d'un vêtement bien coupé.
C'est que le sentiment de perfection ne regarde pas seulement du côté du texte et du talent de l'auteur. Il regarde aussi du côté du lecteur. Nous sommes contents de ce texte parce que nous sommes contents aussi de la lecture que nous en avons fait.
Notre sentiment de perfection tient à une adéquation entre notre lecture et le texte. Entre notre compréhension et l'intention présumée de l'auteur. L'impression qu'il ne contient rien de trop, ni qu'il lui manque rien, atteste conjointement que l'auteur l'a bien écrit et que nous l'avons bien lu.
Nous y avons marché du même pas que l'auteur, sans aucun décalage. Et nous sommes reconnaissants à l'auteur de nous avoir procuré ce sentiment. Et nous sommes assez fiers aussi, à tout le moins satisfaits, d'avoir réussi notre lecture en sa compagnie. Comme si nous avions loué les services d'un guide de montagne, et qu'en sa compagnie, nous étions parvenus au sommet du Mont-Blanc.
Quand nous faisions de la musique à plusieurs, il y avait toujours le moment de cette inévitable plaisanterie où l'un de nous levait son archet en disant: “Allons, c'est parti, on se retrouve au point d'orgue". Et, en effet, le premier critère d'une exécution réussie était bien que nous ayons été ensemble, de la première à la dernière mesure.
Je pense que ce sentiment est au cœur de l'esthétique de la nouvelle. Sans doute est-il assez proche de celui que procure la poésie de formes fixes, où les vers et syllabes sont comptés et où les rimes se répondent de façon symétrique. Mais il s'agissait là de formes constantes, qui s'imposaient de l'extérieur, tandis que, dans le cas de la nouvelle, il n'en va pas ainsi. Chaque œuvre a sa propre mesure, inhérente à ce qu'il s'agit de dire.
Le Champion, aussi bien, aurait pu être écrit par Faulkner, par Capote, peut-être même aussi, et peut-être d'abord, par Borges. C'est cela qui est bien dans la nouvelle. Cet effort collectif, cette tradition. Le guide de montagne qui vous a entraîné sur les cimes n'était pas seul à pouvoir le faire. D'autres, chacun avec son style, mais aussi avec beaucoup de gestes en commun. Comme si chacun à son tour était un avatar provisoire des autres.
Des voyageurs romantiques
Le plus souvent, quand elle parlait du Maître, Anna Maria disait "le Maître", comme nous tous, mais parfois aussi il lui arrivait de l'appeler "Lucian", ce qu'aucun de nous n'aurait osé, et même, quand elle s'adressait à lui, elle pouvait dire "mon oncle". Ainsi, Anna Maria Jimenez Durante et le Maître étaient parents. La différence d'âge nous donnait à penser que Lucian Cappadoro était plutôt son grand-oncle. De fait, ils habitaient ensemble un bel appartement du quartier Monserrat, derrière le Palacio Barolo, où il arrivait que l'un de nous soit chargé d'apporter à ce dernier un document pour qu'il le signe.
Notre Secrétaire, Fernando Auguri, l'avait chargé de cette mission. Quant à lui, personne ne savait où il habitait. Avait-il seulement une adresse? On disait qu'il était pauvre et qu'il vivait dans des hôtels dont il changeait souvent, transportant de l'un à l'autre ses livres et surtout le grand registre et toutes les archives de notre Cercle. Chez le Maître, en revanche, nous étions accueillis par Anna Maria de la manière la plus cordiale. “Mais non, tu ne nous déranges pas, disait-elle. Lucian se repose dans son bureau. Je lui montre ces papiers et je te les rapporte très vite. Tu as déjeuné? Tu veux du café? Installe-toi, Dolores te l'apporte".
Cela n'allait jamais plus loin. Aucun de nous ne fut jamais invité à dîner chez eux. Nul n'y fut jamais reçu qu'en urgence, pour quelques minutes à peine. Mais il en allait autrement pendant les vacances d'été.
Chaque été, immanquablement, ils faisaient un séjour en Europe, et chaque été, ils invitaient l'un de nous à les accompagner. Et chaque fois, celui qui avait été choisi en disait quelque chose à son retour. Ce n'était pas un secret, que ces séjours, que ces invitations. Plutôt un sujet de fierté. Pourtant chacun à son tour se montrait réticent à trop en dire, comme s'il avait voulu garder pour lui le meilleur de l'expérience, de cette parenthèse délicieuse dans sa vie, ou comme si, au contraire, il avait voulu laisser supposer des choses, des gestes, des regards, des paroles qui, dans la réalité, ne s'étaient pas produits, mais qu'il avait imaginés, et qui peut-être même l'avaient effleuré de leur aile, en une certaine circonstance, un soir parmi les autres, durant un court instant.
Quand mon tour est venu, j'étais dans ma quarante-cinquième année. J'étais toujours employé à la banque Hipotecario, où j'étais entré comme commis, vingt-trois ans auparavant, mais où j'avais gravi plusieurs échelons, et surtout, dans cet intervalle, j'avais publié un premier volume de nouvelles qui n'étaient pas passé totalement inaperçu de la critique, encore qu'il ne s'en soit pas vendu beaucoup. Ce demi-succès m'encourageait à écrire d'autres histoires, ce que je ne faisais pas sans y mettre beaucoup de soin, sans me parer d'infinies précautions, en y consacrant mes nuits et tout le loisir de mes dimanches.
Ainsi, j'avais entendu parler par mes confrères d'un séjour au bord de la Baltique, d'un autre sur les côtes normandes, d'un autre en Andalousie, d'un autre dans les îles grecques, que sais-je encore? Pour ma part, je devais avoir droit à un séjour en Italie.
Cette année-là, Anna Maria et le Maître avaient loué une très jolie villa dans les collines qui dominaient un petit port de pêche, tout près de La Spezia. Je fis le voyage en avion, et là-bas, outre mes hôtes, je devais découvrir un cousin d'Anna Maria accompagné de sa fille.
Ce cousin était français et il exerçait la profession de charpentier de marine, sur un chantier naval dont il était le patron, à Villefranche-sur-mer, tout près de Nice. Il s'appelait Thierry Nogaret. Un grand garçon fin et musclé. Sa fille s'appelait Cécile. C'était une personne de dix-huit ou dix-neuf ans, dont je compris qu'elle vivait la plus grande partie de l'année dans le Sussex, avec sa mère et son nouveau mari. Maintenant, c'étaient les vacances, c'était l'été, et ils allaient ensemble où ils voulaient, quand ils voulaient, comme des Bohémiens heureux et fiers de leur liberté.
Anna Maria était visiblement très attachée à ce cousin et à sa fille. Était-ce pour se rapprocher d'eux que, cette année-là, elle avait choisi de louer une villa en Ligurie? C'est ce que je crus d'abord. Mais bientôt je devais comprendre que ce choix répondait aussi à un autre motif. Anna Maria travaillait à une biographie de Mary Shelley. Je l'avais entendu prononcer ce nom, son goût pour la littérature ne faisait pas mystère, je soupçonnais bien qu'elle écrivait, elle aussi, mais je n'avais pas imaginé qu'elle se soit attelée à un ouvrage aussi ambitieux.
"Tu connais Mary Shelley, bien sûr?" me dit-elle un soir, comme nous étions restés seuls au salon. Les autres étaient allés se coucher. Nous avions joué aux échecs. Nous buvions du porto.
“Je connais le roman, lui ai-je répondu, je connais l'été pluvieux où elle se trouve en compagnie de son mari et de Lord Byron, quand ce dernier invite ses amis à composer chacun une histoire terrifiante. Pour elle, ce sera Frankenstein ou le Prométhée moderne. Mais alors, ne sont-ils pas en Suisse?
— Oui, en Suisse, au bord du lac Léman, près du château de Chillon où Jean-Jacques Rousseau avait situé une partie de l'action de La Nouvelle Héloïse. Mais nous sommes alors en 1816. Et l'aventure du trio se poursuit deux ans plus tard, ici, à La Spezia, et c'est encore ici qu'en 1822, elle se termine pour Percy Bysse, quand il se noie.
— Ne dit-on pas qu'il se suicide?
— Non, il ne s'agit pas d'un suicide, mais tout de même d'un naufrage, qui se produit au cours d'une nuit de tempête où il n'était pas raisonnable de s'aventurer en mer. Ils avaient eu une existence effroyablement compliquée, ils avaient dû fuir l'Angleterre, ils avaient vu mourir plusieurs de leurs enfants, ils vivaient comme des proscrits. Percy Bysse était un être instable, tourmenté, révolté, infidèle. Elle lui survit près de trente ans, et c'est elle alors qui s'emploie à publier les œuvres de son mari. J'en ai fini, ces derniers mois, avec la genèse de Frankenstein, et me voilà donc en Italie."
vendredi 3 janvier 2025
Un dentiste de Montmartre
Depuis que Miguel Arroyo (le narrateur) faisait partie du Cercle, aucune action assassine n'avait été commise. Aucune action héroïque non plus. Denis Sandler et lui s'y étaient rencontrés dans leur jeune âge et, depuis lors, les dix membres du Cercle n'avaient eu à accomplir aucun exploit, seulement des surveillances discrètes, des démarches compliquées auprès d'administrations étrangères, des achats de tableaux dans des ventes publiques, des recherches de vieux livres chez les bouquinistes, la photo qu'il fallait prendre d'un couple installé à la terrasse du café Florian, place Saint Marc, des visites dans des zoos, d'autres dans cimetières, ainsi parfois que de menus larcins, des chapardages idiots, d'un foulard dans un vestiaire, ou, plus grave, d'une clarinette dans la loge d'un artiste, mais rien qui leur fît craindre d'y perdre la vie ou d'être mis en prison.
Ils s'étaient attendus à devoir accomplir des aventures romanesques. Ils l'auraient souhaité. En vieillissant, ils s'étaient épris au contraire de routines et de confort, mais ils avaient gardé un goût du voyage qui leur faisait admirer, sur des cartes de géographie, les routes des avions et des bateaux qui traversaient le monde.
Denis Sandler aimait raconter la seule histoire dont il avait été le protagoniste et qui était très drôle.
Le Maître, par la voix de son Secrétaire (Fernando Auguri), l'avait envoyé à Paris où il devait remettre un courrier à un dentiste. Le dentiste en question s'appelait Gérard Laigle. Il avait son cabinet dans la rue des Abbesses. Auguri lui avait recommandé de s'y présenter à la fin d'un après-midi d'hiver, de remettre le pli et de repartir aussitôt, sans attendre de réponse. Mais quand Sandler avait pénétré dans la salon d'attente, il avait eu la surprise de voir que cinq clients s'y trouvaient encore. Il s'était donc assis, il avait feuilleté des magazines, comme faisaient les autres, et chaque fois qu'un client ressortait de la salle de soins, il faisait mine de se lever pour demander à l'assistante de bien vouloir l'introduire auprès du praticien. Il aurait dit: "Pardon! J'en ai pour une minute! Juste un courrier à lui remettre!" Mais l'assistante ne lui en laissait pas le temps. Elle tendait un bras pour l'intimer de se rasseoir, et, sans plus le regarder, elle appelait le client suivant qui se levait pour la suivre.
Puis, quand l'avant-dernier client sortit enfin, accompagné par l'assistante, le dentiste apparut derrière eux, et il invita le messager à le suivre dans son antre. Et là, il sembla très ému. Avant que Denis Sandler ait eu le temps de rien dire, et encore moins de sortir le pli de la poche de son manteau, il déclara avec force qu'il ne voulait rien voir ni rien entendre.
“Non, non, surtout pas ici! Pas maintenant! Vous n'imaginez pas, cher monsieur! Il n'en est pas question. Mon assistante ne doit rien savoir. Allez plutôt m'attendre au café qui est au bout de la rue, le dernier avant l'église Saint-Jean. Je vous y retrouve tout à l'heure. Allez!"
Dehors, il fait nuit et il pleut. Son lourd manteau le protégera de la pluie, mais il porte des lunettes, et la pluie qui inonde ses verres trouble sa vue. Elle fait danser les lumières.
Denis Sandler s'avance dans la rue comme ferait un homme ivre, et, de proche en proche, il s'arrête à l'abri des devantures pour essuyer ses verres. Et là, debout, il réfléchit.
L'émoi qu'a marqué le dentiste le fait cogiter. Il avait peur, se dit-il, et en même temps, il ne semblait pas surpris de le voir. Il s'attendait à sa venue et ne doutais pas que ce fût lui. Avait-il été prévenu de sa visite, de son jour et de l'heure? C'était probable. Mais que pouvait contenir le courrier qu'il s'attendait à recevoir?
Jusque là, le messager ne s'était pas posé la question. Il n'était pas censé le savoir. Mais à présent, il se demandait s'il ne pouvait pas contenir un ordre fatal. Celui de commettre un meurtre, de saboter un barrage, de faire couler le Titanic? Ce qui aurait les plus terribles conséquences pour son auteur aussi bien que pour les victimes.
Gérard Laigle appartenait au Cercle, ou il était lié à lui d'une quelconque façon. Mais cet engagement était ancien. Pendant des décennies, on l'avait oublié, il était resté (comme on dit) "en sommeil". Et voilà qu'un beau jour on le réveille, qu'on lui rappelle une très vieille obligation. L'homme comprend que sa vie est finie, qu'il a la corde au cou. Comment se dérober? Il sait qu'aucun membre du Cercle n'a jamais pu se dérober à ses engagements. Et Denis Sandler, quant à lui, pouvait-il se satisfaire du rôle qu'on lui faisait jouer? Devait-il l'accepter?
Il s'interroge. Serait-il temps encore de s'enfuir en gardant le message, en le jetant dans la Seine, pour aller où, en renonçant à Buenos Aires? Mais les autres, ceux qui sont restés là-bas, ne sont-ils pas capables de le retrouver partout? C'est lui, à présent, qui transpire de peur.
Soirs de Paris, ivres du gin, flambant de l'électricité... Denis Sandler parvient au bout de la rue tout dégoulinant de pluie, il entre dans le café et y commande un grog. Il éternue. L'attente va durer au-delà du raisonnable. Le dentiste n'avait plus qu'un patient à traiter, pourtant une bonne heure se passe avant qu'il se montre.
Sous son imperméable et un grand parapluie, il porte un costume élégant avec, au col, un nœud papillon, et on respire sur lui une fragrance luxueuse de Penhaligon.
Il s'assied sur le bord d'une chaise, en croisant les jambes et un coude sur la table. Il allume une cigarette et il dit: “Pardonnez-moi pour tout à l'heure, je vous ai mal reçu, mais il se trouve que vous tombiez en pleine crise. Êtes-vous marié, Monsieur...?
— Sandler, Denis Sandler. Non, je ne suis pas marié. J'aime une femme qui ne veut pas de moi. Alors, j'attends qu'elle se ravise. Mais j'ai bien peur de n'être pas le seul sur la liste.
— Je vous envie. Vous avez de la chance. Contentez-vous de cela. Le meilleur est d'attendre. Figurez-vous que je suis marié et que mon assistante vient de m'annoncer qu'elle est enceinte!"
mercredi 1 janvier 2025
Le Cercle de Buenos Aires
Il y a, chez Jorge Luis Borges, une scène que je ne perds de vue jamais bien longtemps. Je vais la décrire sans d'abord revenir au texte, sans seulement pouvoir dire dans laquelle des nouvelles de l'auteur elle figure, en me demandant même si elle ne revient pas dans plusieurs, ce que je chercherai à vérifier plus tard. Cette scène, la voici.
Nous sommes à Buenos Aires un jour de grand soleil, où il fait chaud, probablement l'été. La narrateur retrouve un autre homme dans un glacier. Ils sont vieux, ils se tiennent assis dans l'ombre et ils ont une conversation au début de laquelle le narrateur se fait servir un grand verre de lait froid. Ce verre est devant lui, sur une petite table ronde, tandis qu'il parle, et son interlocuteur est en retrait, on le voit mal, ce qui ne l'empêche pas, pendant que l'autre parle, de regarder la rue.
Voilà, c'est toute la scène. Elle est muette, on ne sait pas de quoi ils parlent. Ils se sont donné rendez-vous dans ce glacier, au cœur de la ville, pour avoir cette conversation. Quel en est le sujet? Trois hypothèses. La première, il s'agit d'une conversation érudite, portant sur la littérature classique. La seconde, il s'agit encore d'une conversation érudite mais concernant cette fois l'histoire de leur pays, des batailles, des guerres qui l'ont émaillée. La troisième, il s'agit d'un complot dans lequel ils sont l'un et l'autre impliqués. Mais il n'est pas impossible qu'il s'agisse des trois à la fois. Les deux hommes alors discutent d'un complot dans lequel ils sont l'un et l'autre impliqués, mais qui a débuté bien avant eux, dont la logique éclaire secrètement certaines guerres qui émaillent l'histoire de leur pays, ou qui ont opposé leur pays à quelque pays voisin, et qui même trouve sa source (ses prémices) disons à l'époque hellénistique, dans des conflits doctrinaux qui ont laissé des traces (ou qui auraient laissé des traces) dans les textes de certains philosophes.
J'ai dit qu'ils sont vieux. Je peux ajouter qu'ils se connaissent depuis longtemps et que sans doute, à présent, ils sont les derniers à se souvenir du complot dans lequel ils ont été impliqués dans leur jeune âge, et qui d'une certaine manière ne concerne pas seulement l'histoire de leur pays mais le destin de l'univers. Et pour finir, j'ajoute encore que le narrateur porte le nom d'un personnage inventé, mais qu'il est facile et presque inévitable pour le lecteur de le confondre avec l'auteur. Ce qui signifie qu'il porte une canne, et qu'il sourit, ses yeux vides levés au plafond, tandis qu'il égrène en italien des vers de Dante, ou en anglais des aphorismes d'Oscar Wilde.
*
Quand vous traversez le village, la nuit, des chiens aboient.
Un village dans les collines de Ligurie. La route qui le traverse est déserte à cette heure de la nuit. Vous marchez dans le silence et dans une obscurité de poix.
Quand vous revenez du dîner entre amis et que vous traversez le village pour rejoindre la chambre d'hôtes où vous avez laissé votre sac de voyage, des chiens aboient sur votre passage, et leurs aboiements résonnent sous le ciel, jusqu'à la mer.
J'ai raconté à Faustine cette histoire de Borges après que nous avons déjeuné tous ensemble sur le pré qui jouxte sa maison, au soleil du début de l'après-midi. Je cherchais comment dire que, dans cette histoire, ce qui est important, c'est le verre de lait. Que celui-ci ne peut être compris en-dehors de l'histoire des deux hommes qui se rencontrent dans ce glacier, à Buenos Aires. En dehors de ce qu'ils se disent. Que, sans cette histoire, le verre de lait n'aurait pas de sens. Qu'il n'existerait pas. Mais que, pour autant, c'est lui qui compte. C'est lui qui fait la pointe de l'histoire. Et, en même temps, en parlant de Borges, je pensais à Francis Ponge.
Parce que le pré dans lequel nous étions, attenant à la vieille bâtisse, me faisait penser au Mas des Vergers où, il y a longtemps, Annie et moi sommes allés le rencontrer.
Francis Ponge aurait pu être l'auteur d'un texte intitulé Le verre de lait. Les deux hommes ne se connaissaient pas, ne se ressemblaient pas, appartenaient à deux sphères littéraires différentes, deux traditions, mais ils sont nés tous deux en 1899, et ils sont morts à deux ans d'intervalle, Borges en 1986, Ponge en 1988. Et, quant à moi, j'ai commencé par lire beaucoup Francis Ponge, mais ensuite, la voie d'écriture que j'ai choisie, c'est celle de l'autre.
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