samedi 20 avril 2024

En marchant

Dans une interview qu’il donne à Télérama, Salman Rushdie cite le roman de Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, où il est question d’un marin atteint de tuberculose que tout le monde évite, et auquel un autre marin demande: “Pourquoi es-tu monté sur le bateau, alors que tu te savais malade?”, à quoi le premier répond: “Il faut bien que je vive jusqu'à ma mort, non?” Je l’ai lu dans le tramway, en traversant la ville pour prendre mon premier café à la Brasserie Gaglio, place Saint-Francois. Nous sommes le samedi 20 avril 2024, il est huit heures et demie, le ciel est d’un bleu parfait, avec un petit air frais qui invite à la marche. Maintenant que j’ai bu mon café, je vais continuer à pied jusqu'au port.

Arrivé au port, je me suis senti assez de force pour entamer la côte du boulevard Carnot en direction de Villefranche. Habiter le monde est une activité, peut-être la plus importante qui nous soit dévolue. Qui consiste à tirer le meilleur parti du milieu naturel et construit, en même temps qu’à l’illustrer, à l’exprimer, à l’exalter, chacun selon son style

Le verbe SOURDRE est défectif. Il ne s’emploie qu’aux troisièmes personnes du singulier et du pluriel. Il conviendrait à dire notre rapport au monde. Nous sourdons de notre milieu comme l’eau du torrent sourd de la montagne et comme les fleurs sourdent des prés. Il est remarquable de voir comment celles-ci, avec leurs vives couleurs, contrastent sur les prés, au point que nous pourrions imaginer qu’elles ont été ajoutées, jetées là, dispersées, comme venues d’ailleurs, du ciel peut-être, alors que de toute évidence elles en émanent. Et elles en forment la parure. Et nous devrions faire comme elles, tel serait notre rôle, avec en plus une mobilité qui nous permet de parcourir le monde, de relier entre eux les lieux les plus éloignés ou parfois les plus proches. De les faire correspondre. Comme avec les lettres de sa mère, écrites à Bruxelles, que Chantal Akerman nous lit sur des images de New York. Comme Robert Louis Stevenson relie, dans ses romans et dans sa vie, les îles du Pacifique à son Écosse natale. L’une de nos figures primordiales est celle du Chat botté qui, avec son sac à l'épaule, invente une histoire en allant du moulin de son maître aux champs où il attrape du gibier, puis au château du roi, puis sur le pont de la rivière, puis au château de l’ogre.
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jeudi 18 avril 2024

Le Château

1.
L’appartement est situé au sommet de l’école, tout entier traversé par le vent et le bruit de la mer. Parfois aussi, au printemps et à l’automne, par des bourrasques de pluie qui entrent par les fenêtres. L’école semble un château. Dans la journée, le lieu est grouillant de monde. Les portes battent, on dévale les escaliers, les élèves et les maîtres chantent, rient, crient, et leurs voix résonnent. Mais la nuit, il n’y a plus, au sommet de l’école, que l’appartement de fonction qui reste éclairé, ainsi qu’au rez-de-chaussée la loge des concierges. Et les journées d’Alexandre se partagent entre les différents étages du bâtiment. Le premier, où il a son bureau; les étages supérieurs, où sont les salles de classes; le dernier, enfin, où il retrouve sa famille. Et même la nuit, il retourne à son bureau pour rallumer l’écran de son ordinateur et y reprendre l’étude d’un article savant. Il monte et il descend d’un étage à l’autre à cause de l’orage dont un éclair soudain zèbre l’obscurité en même temps que le vent et la pluie font battre les fenêtres.

2 .
Nous disposions des clés qui ouvraient les hautes grilles du parc. À l’intérieur, d’autres lourdes grilles qui gardaient les entrées de deux cimetières, l’un chrétien, l’autre juif, derrière lesquelles les ombres des arbres montraient des contours indécis. Frémissaient. Tremblaient. Secouaient leurs chevelures. Passerions-nous ces grilles pour nous glisser entre les tombes? Irons-nous là-bas nous perdre, nous engloutir sous les branches tordues? Est-il arrivé que nous le fassions déjà, dans un passé dont seuls nos rêves se souviennent? Et comment alors en sommes-nous ressortis? Fantasmagories. Roman gothique. Changés en cerfs, la tête coiffée de bois.

Au retour du conservatoire où j’allais chercher Madeleine, il fallait arrêter la voiture dans une côte, devant une lourde grille qui fermait l’entrée du parc. J’en descendais et, dans la lumière des phares, je cherchais la serrure, je tournais à grand peine la clé, je poussais de tout mon poids le métal froid qui grinçait, puis je revenais à la voiture où Madeleine attendait, sagement assise sur la banquette arrière, un peu inquiète, la boîte de son violon posée à côté d’elle, sur laquelle elle veillait, ou qui veillait sur elle. Je démarrais, nous passions le seuil de quelques mètres à peine, j’arrêtais de nouveau la voiture, je tirais le frein à main et j’allais refermer la grille derrière nous.

Nous avons vécu ensemble dans l’univers du conte. Nous roulions lentement dans les allées désertes, devant l’entrée des cimetières. Je garais la voiture et, cette fois, nous pouvions nous en aller à pied, en nous tenant la main, la fillette, son violon et moi. En évitant les buissons où s’abritaient les fées, prêtes à nous attraper par les cheveux, à nous tirer par un pied, pour nous métamorphoser en porcs ou en rats.

Nous nous dirigions ainsi vers l’autre entrée du parc où se trouvait l’école, précédée de quelques marches d’escaliers. Sans cesser de parler, à voix basse, comme de crainte de réveiller les morts. Nous regardions la fenêtre éclairée de notre cuisine, quatre étages plus haut, au sommet du bâtiment, où Fanny préparait le repas, où nous la retrouverions bientôt en compagnie d’Olivier qui sortirait alors de sa chambre, étourdi de latin. Qui nous regarderait, tous les trois, comme s’il voyait à travers nous.

De loin, je veillais sur celle dont je gardais, empreint dans mon esprit, le souvenir de la beauté adolescente, qui avait été mon amoureuse, qui maintenant était ma femme, et qui peut-être se montrerait à la fenêtre pour nous faire signe de la main.

Il nous restait alors le même temps à vivre qu’il avait fallu à Ulysse pour faire la guerre de Troie (dix ans) puis pour regagner Ithaque (dix ans encore). Pourtant, déjà dans ces moments, je commençais à me dire: “Voilà ce que j’emporterai avec moi, voilà ce dont je ne manquerai pas de me souvenir quand je serai mort.”

3.
Monologue de Fanny

Un jour Alexandre rentrera dans son ordinateur comme il est rentré dans l’école du Château. On le verra sur l’écran, et on ne saura plus alors si celui qu’on voit est toujours vivant ou s’il est déjà mort. C’est moi qui lui ai montré l’école. Nous nous promenions dans le parc, je lui ai montré le toit par-dessus les buissons qui nous en séparaient, les fenêtres, les cours de récréation plantées d’oliviers et je lui ai montré la mer. Je lui ai dit qu’il devait demander le poste de direction de cette école, puisque ce poste était libre, nous le savions, j’ai ajouté qu’il l’obtiendrait, je lui ai dit que je voulais habiter là avec nos enfants et il a accepté. Je crois qu’il n’en avait pas très envie, et c’est vrai que notre vie a beaucoup changé depuis que nous habitons ici. Je le vois moins, je ne sais jamais très bien où il se trouve, à quel étage du bâtiment qui ressemble à un château; je crois qu’il est dans son bureau et j’apprends qu’on l’a vu à la porte de la classe d’un maître ou d’une jeune maîtresse dont je ne sais pas le nom, avec laquelle il discute vous me direz de quoi, ou dans la cour de récréation, ou dans les cuisines. La nuit, je crois qu’il dort près de moi alors qu’il est redescendu dans son bureau où il a rallumé son ordinateur, l’écran semblable à un hublot, pour voir apparaître quel visage, surgi du passé ou peut-être de l'avenir, comme celui d’un monstre habitant la profondeur des mers, pareilles à celle qui grondent sous nos fenêtres, ou pour lire je ne sais quel article savant écrit dans une langue qu’il n’a jamais sue; ou parfois, au contraire, je ne l’ai pas entendu rentrer et je m’aperçois qu’il dort à mon côté, comme Tristan près d’Iseut, je l’entends qui respire. Et quand Madeleine est malade, qu’elle se plaint dans son lit, c’est toujours moi qui l’entends mais c’est lui qui se lève, comme il faisait pour Olivier. S’il ne réagit pas, je le secoue, je lui donne des coups de pieds et je lui dis: “Madeleine est en train de pleurer, elle est peut-être malade, tu es son père, va la chercher ”, et alors il se lève, il se déplace je ne sais pas comment, sans faire de lumière, à la clarté de la lune qui filtre par les fenêtres, et il ramène Madeleine dans notre lit, ses longs cheveux noirs défaits, les deux bras noués autour du cou de son père, comme une princesse de conte de fées. Il la dépose entre nous deux et ensuite il lui chante une chanson, il lui raconte une histoire de marins perdus sur la mer et qui regardent les étoiles, il cite les noms d’îles inventées, il fait des jeux de mots idiots qui font rire la petite fille, et je lui dis: “Tais-toi, tu vois bien qu’elle dort! C’est la nuit maintenant, toi aussi tu dois dormir, et moi aussi je dois dormir”, et bientôt j’entends son souffle devenu régulier comme celui d’un enfant. J’imagine que c’est ainsi que font tous les hommes. J’imagine qu’il y a un moment où on les perd, où ils vont se perdre dans les différents étages de l’école du Château qui est comme un château de la mémoire où, à tous les étages, on rencontre des fantômes, où on fait des jeux de mots idiots qui font claquer les portes et apparaître des formes livides, des ectoplasmes, des spectres ridicules. La fenêtre de son bureau est tournée vers l’entrée du parc avec ses hautes grilles de fer qui sont fermées la nuit, et vers les arbres souples comme des femmes qui tremblent au travers. Je me demande ce qu’il y guette, quel visage il y voit. Il ne m’en parle jamais. Alors, moi aussi je me tais.

4.
Monologue d’Alexandre

Fanny fait des photos. Elle commence dès le matin à faire des photos, côté sud, du ciel et de la mer, puis elle traverse l’appartement et s’en va vite en faire d’autres, côté nord, des toits de la vieille ville, puis des collines et des montagnes qui forment des gradins du haut desquels celles-ci semblent admirer le spectacle déroulé à leurs pieds, comme font les trois bandits encapuchonnés de Tomi Ungerer, qui se penchent pour admirer la petite fille qu’ils ont enlevée et qui ne tardera pas à prendre le contrôle de leurs vies de brigands pour les ramener dans le droit chemin. Et ainsi, plusieurs fois encore dans la même journée, par les mêmes fenêtres qu’elle ouvre toutes grandes quel que soit le temps qu’il fait. Des photos qu’elle transfère ensuite sur son ordinateur, qu'elle me montre et dont je lui dis qu'elle devrait les publier sur un blog, ce qu'elle refuse de faire. Ceci jour après jour, au fil des saisons, depuis combien d’années maintenant? Si bien que cela pourrait durer toujours, au gré de ce même mouvement pendulaire qui fait aller Fanny d’une fenêtre à l’autre pour saisir le départ du bateau pour la Corse, l’orage qui vient, les avions qui se préparent à atterrir malgré un vent contraire, un cyclone qui se forme à l’horizon, la neige qui saupoudre le Mont Férion, la moindre variation de lumière. Où puiserons-nous la force nécessaire pour, un jour enfin, quitter ce lieu? Ne sommes-nous pas arrivés au bout du voyage? Nous sommes si heureux ici en même temps qu’il nous reste déjà si peu de force. Nous avons parcouru un si long chemin, l'un et l'autre, avant de nous retrouver sous ce toit haut perché comme une manière de pigeonnier, ou de phare, ou de tour de contrôle. Parmi de si terribles dangers, parmi tant de pièges que nous réservait la vie, en butte à tant d'hostilité.
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mercredi 17 avril 2024

La Shounga

Maintenant il se tient sur la terrasse de la Shounga, devant le port. Il se tient en retrait, dans l’ombre de la tente. La route qui conduit au port dessine un virage, et le bar se trouve au sommet du virage, de l’autre côté de la route. De là où il est, l’homme voit la mer mais il aperçoit à peine le sommet des bateaux qui sont à quai. Il voit le môle du phare qui s’avance sur la mer mais il n’en voit pas la base, du côté extérieur, où il y a des rochers et où des baigneurs viennent se poser par groupes, comme des mouettes.

Il n’a pas besoin de les voir, il les connaît pour avoir partagé leurs habitudes à un autre moment de sa vie, avant qu’il ne quitte la ville pour y revenir bien des années plus tard, maintenant qu’il est vieux. Quelquefois, en arrivant à cet endroit du boulevard Guynemer, avant de s’installer à la terrasse, il traverse la route pour les voir, du haut du trottoir qui forme une corniche, mais il ne le fait pas toujours ni jamais très longtemps. Il n’a pas besoin de les voir pour savoir qu’ils sont là, étendus, ou assis, ou debout au soleil. Comme des modèles dans un studio d’artiste. Et il ne veut pas être vu.

Chaque jour, il reste de longs moments caché dans l’ombre de la terrasse. Il imagine leurs attitudes. Il vient pour être plus près d’eux. Il sait la beauté de leurs corps posés sur les rochers du haut desquels ils plongent à moins qu’ils ne s’y glissent lentement. Il les vois alors qui se retiennent, agrippés des deux mains de part et d’autre de leurs hanches, les jambes serrées faisant d’eux des sirènes, hésitants comme s’ils ne savaient pas nager ou comme s’ils craignaient la fraîcheur de l’eau.

Il sait la liberté de leurs mœurs et il se souvient du meurtre d’un homme maigre et muet, au visage sombre. Personne ne savait d’où il venait, ni même son nom. Le corps était tombé au pied des rochers, mais la mer l’avait emporté, et ainsi il ne fut jamais découvert ni jamais réclamé par personne. Le meurtre passa inaperçu, ce qui n’empêcha pas son auteur, qui était jeune alors, de s’engager sur de lourds paquebots et de faire plusieurs fois le tour du monde. À moins que ce ne soit une histoire qu’il a lue ou peut-être qu’il invente.
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mardi 16 avril 2024

Le Sud

Les dimanches de printemps reviennent chaque année. Cela ne manque pas. Ils le font depuis si longtemps. Toujours avec la même ostentation. Le même toupet. Comme s’ils ne savaient pas, qu’ils ne voulaient pas savoir. Des dimanches où soudain, dès le matin, les rues se vident. Non pas que les habitants se cachent mais parce qu’ils sont partis, pas bien loin, d’où ils reviendront le soir, le nez rougi par le soleil, et je crois savoir où ils sont allés. Parce que je me souviens y avoir été, il y a bien longtemps, ou peut-être que j’invente. Souvent je ne sais plus si je me souviens ou si j’invente, ou si peut-être j'ai rêvé. Ce n’est pas que cela fasse une grande différence, c’est la violence des images plutôt qui m’émeut. Leur précision et leurs couleurs si vives. Se peut-il qu’attachées à ces images, j'aie des histoires à raconter. Et ce n’est pas non plus que je tienne à raconter des histoires mais les images ne se racontent pas. Elles apparaissent derrière vos yeux, comme projetées sur un miroir, dans une chambre où maintenant il fait soleil. Le Sud. Je me souviens, ou peut-être j’ai rêvé. Je vois les terrasses plantées d’oliviers, les cerisiers du printemps, la pergola. Comme je vois aussi l'éclat de la mer. Le môle. Les blocs de béton basculés près des rochers, la nudité des corps et le sel de la mer. Vous dire d’où cela me vient, je n’ose. Une telle distance m’en sépare. Comme d’une autre planète. Mais il y a un hanneton qui entre dans la chambre. La nuit, un rossignol invisible chante dans le jardin. La campagne se tait pour l’écouter qui chante, seul sur son arbre, tandis que, dans l’éclat du jour qui vous réveille, le hanneton passe la fenêtre dans l’encadrement de laquelle il reste en suspens, sévère, attentif, comme un engin télécommandé de surveillance.

samedi 13 avril 2024

Des Impressions Imaginaires Génératives

Raymond Roussel a écrit un livre intitulé Comment j’ai écrit certains de mes livres. À sa manière, j’ai voulu comprendre et dire comment j'écris mes petites histoires. Un concept me manquait. J’ai un temps flirté avec celui d’épiphanie, emprunté à James Joyce mais dont je n'étais pas certain de bien le comprendre ni qu’il correspondît à ma propre expérience en ce que, la concernant, je ne voyais rien y entrer de mystique. J’en ai donc inventé un que j'intitule “Impression Imaginaire Générative” (IIG) à propos duquel il m'a été facile ensuite d’aligner quelques propositions. Pour des raisons de clarté, j’ai donné à ma théorie un caractère impersonnel, encore qu’elle n’est fondée a priori que sur mon propre travail. Un cadre théorique plus large et plus robuste m’est fourni par le Tripode lacanien: Symbolique vs Réel vs Imaginaire. Je vois bien que le Réel ne trouve pas place dans mon schéma, ce qui n’a rien d’étonnant, mais l’opposition Symbolique vs Imaginaire me semble y apparaître distinctement.

Je ne donne pas d’exemple de fiction dont rendrait compte ma théorie. C’est qu’à peu près tous les textes que j’ai écrits me semblent l’illustrer. À titre indicatif, j’en signale deux parmi les plus récents: Une vie et L’ophtalmologue.

Mon souhait serait à présent qu’on me réponde, peut-être même (autant rêver!) qu’une vraie discussion se noue, encore que je devine l’agacement et les reproches de pédantisme que cette note a toutes les chances de susciter plutôt.

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  1. Les Impressions Imaginaires Génératives (IIG) sont de l’ordre de ce qu’Isidore Ducasse définissait comme “la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie”.
  2. Les IIG sont de l’ordre du fantasme.
  3. Les IIG commandent la production de fictions narratives. Elles en sont la matrice.
  4. Les IIG résultent de la rencontre d'images qui se surimpriment l'une sur l'autre, les images en question pouvant être visuelles, sonores ou conceptuelles (verbales).
  5. Une image peut être présente dans la mémoire du sujet longtemps avant qu'une autre vienne s'y superposer et donner lieu ainsi à une IIG.
  6. La rencontre dont résulte une IIG apparaît au premier abord comme fortuite, ce qui signifie que les images dont elle se compose contrastent entre elles, sans rapport métaphorique ou métonymique apparent.
  7. Les IIG n’ont pas de sens. Le sujet dans la mémoire duquel elles s’impriment peut, au mieux, nommer les images dont elles se composent, comme il peut dire, de manière plus ou moins précise, le lieu et le moment où la rencontre s’est produite, mais ce n’est pas toujours le cas, et en aucun cas il n’est capable de donner un nom (un titre) à la rencontre (ou à l’IIG) qui en résulte. Il ne sait pas ce qu’elle dit.
  8. L’impossibilité dans laquelle le sujet se trouve de nommer une IIG (de lui donner un titre, de lui attribuer une étiquette) lui rend impossible de la ranger dans sa mémoire, et donc d’établir une liste de toutes celles qui l’ont marqué.
  9. Les IIG sont soudaines. Elles marquent un instant de la conscience du sujet.
  10. Les IIG surviennent à l’improviste, et c’est à l’improviste aussi que le sujet s’en souviendra à divers moments de sa vie.
  11. Une IIG peut être douloureuse ou, au contraire, très agréable. Produire une extase. Dans le premier cas, le sujet fera tout ce qu’il peut pour la chasser de son esprit. Dans l’autre cas, il cherchera au contraire à la retenir. Et comme il ne peut pas lui donner un titre (la symboliser, la faire entrer dans un rapport Signifiant / signifié), il tentera de raconter une histoire.
  12. L’histoire générée par une IIG consiste à relier les images dont elle se compose, c’est-à-dire à donner à la rencontre un caractère non plus fortuit mais nécessaire.
  13. L’histoire peut être conçue très vite après l’événement de l’IIG. Mais elle peut l’être aussi bien des années plus tard.
  14. L’histoire conçue sera perçue par le sujet comme la résolution d’un problème ou celle d’une énigme. 
  15. Dans certaines histoires, les images dont se compose l’IIG apparaîtront distinctement. L’histoire gardera alors un peu de la puissance que montrait l’IIG au moment où la rencontre (ou la collision) entre les différentes images qui la composent était encore dépourvue de sens. Dans d'autres histoires, l’IGG se sera dissoute dans le sens. Il n’en restera rien.

Monologue de Véra

Il avait trente ans de plus que moi. Il avait été mon professeur de mathématiques à Paris. J’avais vingt-trois ans quand nous nous sommes mariés. Il avait déjà été marié, il avait un fils plus vieux que moi. Quand il a pris sa retraite, il a voulu revenir en Bourgogne pour habiter la maison qu’il tenait de ses parents, et je l’ai suivi. J’avais trente-cinq ans alors. Les premières années, il a continué à animer des séminaires, à participer à des colloques, il en était heureux, puis il est tombé malade, d’une maladie invalidante, et très vite il a dit que ce n’était pas le rôle d’une femme de s’occuper d’un mari malade. Il avait sa gouvernante, Madeleine, qui faisait la cuisine. Elle arrivait tôt le matin et ne repartait qu’après qu’il avait pris ses médicaments et qu’il avait dîné. J’ai mené ma vie. Je participais à une chorale, je prenais des cours de dessin, de danse, d’art floral, je sortais beaucoup. Le bourg voisin se trouve à six kilomètres. J’y avais des amis de tous âges. Certains étaient professeurs au lycée de Dijon et ils avaient entendu parler des travaux de mon mari. Je m’y rendais et j’en revenais à bicyclette. Souvent, le soir, quand j’arrivais, il dormait déjà, la lumière allumée, un livre d’Ovide ou de Properce tombé près de lui sur le revers du drap. C’est une histoire curieuse. Aussitôt que sa maladie a été déclarée, il a abandonné les mathématiques. Du jour au lendemain, il n’a plus voulu en entendre parler, et il s’est remis au latin qu’il avait étudié dans son enfance. Et le latin est devenu sa seule occupation. Il disait qu’au moment où il est tombé malade, il avait en latin le niveau d’un élève de sixième, mais que, depuis, il avait beaucoup progressé. Et, de nouveau, à un âge avancé, il a recommencé à recevoir des courriers d’enseignants et de chercheurs de différentes universités, mais cette fois il ne s’agissait plus de mathématiques, c’était à propos de grammaire latine. Il s’intéressait à tout ce qui concernait l'interprétation des textes, surtout ceux d’Ovide, mais je crois que c’était en grammaire qu’il était le plus fort. Je l’ai beaucoup aimé. Quand il est mort, je me suis imaginé que je ne tarderais pas à aller le rejoindre. Ou, à d’autres moments, j’ai pensé que je reprendrais ma vie d’avant. Ou que j’aurais une autre vie. Il avait laissé un testament qui indiquait ce qu’il voulait qu’on fasse de ses livres, il léguait une coquette somme d’argent à sa gouvernante, pour le reste, tout me revenait et je continue aujourd’hui d’habiter dans la même maison. Aujourd'hui, la chorale, le dessin, la danse, l’art floral, je les ai abandonnés. Je n’en ai plus le désir. La maison est située au bord d’une rivière. Dans mon souvenir, les rayonnages de bois chargés de livres couvrent encore les murs de sa chambre. Il attend Madeleine pour lui demander de lui trouver un livre. Il tend la main pour lui indiquer l'étagère où elle doit chercher. Elle finit par le trouver, il s’en empare et il se dépêche d’en rechercher une page dont il se souvient, qu’il n’avait pas marquée. Il lit vite, en bougeant les lèvres. Il écrit au crayon dans son carnet. Il oublie de remercier Madeleine. Il passe la plus grande partie de ses journées dans son lit ou dans un fauteuil où il lui arrive de s’endormir. Je lui apporte des fleurs. Parfois, le parfum des fleurs l’incommode et je dois les remporter. À midi, Madeleine insiste pour qu’il se lève. Il préfère déjeuner sur un coin de table, dans la cuisine. Il mange peu et boit deux verres de vin rouge. C’est beaucoup. Puis il fume une longue cigarette anglaise. Puis il retourne se reposer. Il fait chaud. Dans le sommeil de sa sieste, il entend le bruit de la rivière auquel s’ajoute celui des feuillages des grands arbres qui la bordent. Des trembles. Des peupliers. Des nuages rapides sont charriés par le vent et basculent, comme des marbres sans poids, haut dans le ciel. Et c’est seulement vers trois heures de l’après-midi qu’il lui arrive d'aller respirer l'air du jardin et l’odeur de l’eau de la rivière. S’il fait soleil, il marche jusqu’à la grille pour relever le courrier. Puis, il s’attarde dans le jardin qui est devant la maison. Celui-ci comprend des rosiers et quelques carrés de légumes. Je soigne les rosiers tandis que Madeleine cultive les légumes qu’elle utilise pour la cuisine. Il ne dit rien des rosiers, mais il se donne pour mission de commenter avec une minutie exaspérante le travail que Madeleine accomplit, jour après jour, ce qui revient à lui adresser presque toujours quelque reproche. Par bonheur, Madeleine sait aussi bien que moi qu’il parle sans y penser. Qu’il oublie aussitôt ce qu’il a dit. Qu’il peut dire l’inverse l’instant d’après. Enfin, s’il fait soleil, il passe derrière la maison où coule la rivière et sur la berge de laquelle poussent quatre ou cinq arbres fruitiers. Il regarde où en sont les prunes, il les tâte, il en goutte une et crache le noyau. La saveur âpre sur sa langue est celle de son enfance. Cette façon de cracher le noyau l’est aussi. Sur la rive opposée, un grand pré où paissent des vaches. Il arrive que celles-ci descendent sous les hauts feuillages qui bruissent et se balancent pour boire dans le courant, et c’est alors un joli spectacle que de les voir se débrouiller avec la pente de terre grasse, presque rouge, qui s’effondre sous leurs sabots, qui les fait trébucher lourdement, comme les nuages dans le ciel, avant de pouvoir enfin plonger leurs longs museaux dans l’éblouissement de l’eau verte où les arbres s’inversent. Il n’y a pas que la vie, voyez-vous, il y a aussi la mort. Mon mari a vécu dix ans avec la mort assise à ses côtés, comme une autre compagne. Elle lui donnait le goût des signes écrits, des fruits, elle exaltait pour lui le parfum de l’eau. Et il était heureux.

(Pierre Bonnard, 1923)

jeudi 11 avril 2024

L’ophtalmologue

Mon ophtalmologue jouait aux courses. J’étais moi aussi présent sur le champ de courses presque chaque jour de l'année où des courses se disputaient, mais je n'étais pas ophtalmologue. Je l’avais aperçu la première fois, debout à la tribune, en train de suivre une course avec des jumelles, sans accorder beaucoup d’importance à cette apparition. Il avait bien le droit d'être là, me suis-je dit, bien le droit de se distraire de ses occupations professionnelles qui le retenaient à son cabinet jusqu’à des heures tardives pour scruter à la loupe le fond de l'œil de ses clients. Mais c'était là le hic, qu’il utilisât un instrument d’optique pour suivre les courses de chevaux comme il utilisait d’autres instruments d’optique pour observer le fond de l’œil de ses clients.
Son cabinet était situé sur le boulevard Victor Hugo, dans un immeuble ancien et luxueux, où une femme de ménage pliée en deux se déplaçait lourdement dans l’escalier pour passer la serpillière, où la cabine d’ascenseur délicatement brinquebalante était faite en bois vernis et en verre armé, où les pièces étaient vastes et hautes de plafond, et où les fenêtres de sa salle d’attente donnaient sur un jardin où il semblait qu’il plût toujours, au point qu'on se serait cru à Paris (j’avais quitté Paris pour Nice au moment de ma retraite). Et, depuis lors, tandis qu’il observait le fond de mon œil à l’aide d’un appareil compliqué, de part et d’autre duquel nous nous tenions assis tous deux, nos fronts appuyés à la colonne d’une sorte de périscope, comme en état d’immersion profonde à bord d’un sous-marin, je ne pouvais pas m’empêcher de me demander s’il était bien assez attentif à ce qu’il voyait au fond de mon œil, aux signes inquiétants qu’il était censé y déchiffrer et qui pouvaient annoncer une cécité prochaine, ou s’il n'était pas en train de penser aux courses. Si, au fond de mon œil, il ne voyait pas plutôt courir des chevaux montés par des jockeys aux casaques diversement colorées, qui permettaient de les reconnaître, même de loin, avec toujours la frise que dessinaient les palmiers, la mer et les nuages en arrière-plan.

Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...