lundi 4 décembre 2023
Le monde a du bon
Les touristes descendus du car, au fin fond des montagnes himalayennes, sont groupés sur des gradins de bois, en plein air et en plein vent, sous des nuages gris. Ils regardent de petits chevaux caparaçonnés qui tournent sans passion sur une carrière boueuse. Mais attendons la fin! À l’heure dite, de gros nuages crèvent au-dessus de leurs têtes, ils sont arrosés d’une averse plutôt fraîche dont ils s’abritent comme ils peuvent, avec des parapluies, avec des journaux, sans quitter leurs places, curieux qu’ils sont du spectacle promis. Car voici que les chevaux se mettent à danser. La pluie les fait danser. C’est un prodige qui ne se produit qu’ici, chaque jour, à la même heure de l’après-midi, danser et même rire sous la pluie, en retroussant leurs lèvres sur leurs dents de chevaux, et chanter!
dimanche 3 décembre 2023
Yacine
Clotilde était fâchée, pas forcément contre moi mais désolée tout de même de se trouver dans cet appartement où je les avais emmenés, le bébé et elle, et où nous venions à peine de poser nos bagages.
Elle avait été très réticente à venir. Clotilde ne disposait que d’une quinzaine de jours de congé. Depuis que nous étions mariés, nous avions passé toutes nos vacances en Bretagne, quelle que soit la saison. Ses parents possédaient à Concarneau une maison grande et confortable où ils pouvaient nous accueillir, ainsi que ses deux frères et leurs familles, et jusqu’à présent je ne m’étais pas fait prier pour l’accompagner. Pour ce qui me concernait, la question des vacances ne se posait pas. Je suis libre d’organiser mon travail à ma guise, n’importe où, pourvu que j’aie une table où étaler mon matériel à dessin, ce qui était le cas à Concarneau. Une table poussée sous la fenêtre de notre chambre, devant la mer piquée de moutons, où Clotilde et ses frères naviguaient, des journées entières, dont ils revenaient heureux et affamés. Je ne comptais plus les projets que j’avais pu mener à bien durant mes séjours à Concarneau depuis trois ans que nous étions mariés, et que j’y avais pris mes habitudes, et j’y serais volontiers retourné cette année-là encore si ma grand-mère n’était pas morte, quelques mois auparavant, en me faisant l’héritier de cet appartement.
Le notaire me l’avait signifié par téléphone, et j’en avais été surpris. J’avais d’abord cru à un malentendu. Ma mère était sa fille et il m’aurait paru naturel que cet héritage lui revînt, et j’avais une sœur aînée qui aurait pu y prétendre elle aussi. Mais le notaire m’avait rassuré. Il m’avait dit que je n’avais rien à craindre, ni ma mère ni ma sœur n’avaient été oubliées dans le partage, si bien que j’étais désormais l’unique propriétaire de cet appartement, qui était joliment situé dans un petit immeuble précédé d’un jardin, au haut de l’avenue Saint-Barthélemy, dans le quartier nord de Nice.
— Comment comptez-vous en disposer? me dit-il encore. Peut-être le louer, ou le vendre?
Si c’était le cas, il pouvait me mettre en relation avec une agence. Il gardait un excellent souvenir de ma grand-mère, il savait quelle affection celle-ci me vouait, et s’il pouvait m’aider à tirer le meilleur parti de cet héritage, il était tout à mon service. Mais je lui avais répondu que non, que je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire de ce bien qui m'échoyait à l'improviste, comme tombé du ciel, moi qui jusque là n’avais rien possédé, que mes livres et mon matériel à dessin.
— Il faut d’abord que je le voie, ai-je répondu. Que je me rende compte par moi-même.
— Parce que vous ne le connaissez pas? s’était-il étonné. Votre grand-mère l’habitait pourtant depuis longtemps.
Et je lui avais répondu que non, que mes rapports avec elle s’étaient effilochés au fil des ans. Depuis la mort de mon grand-père, ma grand-mère menait une existence à part. Elle vivait dans son monde, ne semblait pas très désireuse de nous voir, et les rares fois où je lui avais annoncé mon passage à Nice, elle m'avait invité à déjeuner au restaurant du Club nautique, où elle arrivait en taxi et repartait de même après avoir payé l’addition.
Le soir-même, j’ai dit à Clotilde:
— Il est probable que cet appartement a besoin d’être rafraîchi. Avant de décider de le vendre ou de le louer, il serait sans doute raisonnable que j’y fasse effectuer des travaux. Il suffira que j’y demeure quelques jours. Je jugerai quels travaux sont indispensables et, s'ils ne sont pas trop coûteux, je m’arrangerai avec une entreprise locale pour qu’ils soient engagés dans les mois qui viennent, en notre absence.
Et comme Clotilde ne protestait pas, j’ai ajouté:
— Et d’ailleurs, pourquoi ne le garderions-nous pas? Nous pourrions profiter ainsi du soleil et de la plage, deux ou trois fois dans l’année, et le reste du temps, nous en confierions les clés à tes frères ou à quelques amis?
L’idée des clés que nous pourrions prêter à ses frères a emporté la décision. Mais maintenant elle regrettait de s’être laisser convaincre.
L'immeuble était charmant, haut de trois étages seulement, ce qui lui avait donné quelque espoir, ainsi qu’à moi, quand nous étions arrivés, que le taxi nous avait déposés devant la grille; mais ensuite il avait suffi d'entrer, de pousser une à une les portes de l’appartement pour nous rendre à l’évidence. Nous pénétrions dans l’endroit où avait vécu une femme solitaire, atteinte de troubles cognitifs.
Les meubles étaient ceux qui avaient pu y trouver place après qu'elle les avait déménagés de la villa du Lavandou où elle avait habité avec mon grand-père et où elle n'avait plus voulu demeurer après sa mort, et ils y étaient mal adaptés. Déjà, quand elle s’était installée ici, dix-sept ans auparavant, il aurait fallu en refaire les peintures, changer la baignoire et le lavabo, vérifier le système de chauffage, améliorer l’éclairage, réaménager la cuisine; et il était facile de comprendre que ma grand-mère n’avait rien fait de tout cela. Elle s’était contentée de sortir d’une valise les portraits de mon grand père qu’elle avait disposés sur la cheminée où ils se trouvaient encore.
Ma grand-mère avait follement aimé son mari, elle l’avait follement admiré aussi, il était son grand homme, et sa disparition l’avait laissée dans un désarroi qui la rendait indifférente à tout.
— Sans lui, elle se sent perdue, elle est comme une petite fille, disait ma mère, qui ne regardait pas ce trait de caractère comme très glorieux, et qui d’ailleurs, de manière générale, ne se montrait pas très indulgente à son égard.
À plus de soixante ans, ma grand-mère s'était toujours comportée auprès de lui comme une adolescente amoureuse, et il est vrai que mon grand-père était un personnage très séduisant. Météorologiste de profession, il savait tout du ciel et des orages qui s’y concoctent. À côté de cela, il aimait voyager, il jouait au tennis et il nageait beaucoup, partout et en toute saison.
J’avais été très proche de lui — d’elle aussi, par la même occasion, mais de lui d'abord. Il faut dire que j'étais un enfant pas tout à fait comme les autres. Je n'apprenais rien à l'école, je ne réussissais dans aucune discipline, pas même en sport, et mes parents en étaient déçus. Ils évitaient de me faire des reproches, de se mettre en colère contre moi, de me punir ou de crier, sans doute parce que les psychologues et les pédo-psychiatres auxquels ils soumettaient mon cas les convainquaient de s’en abstenir. Mais ce conseil qu’ils leur donnaient ne signifiait-il pas du même coup qu’ils devaient prendre leur parti du retard ou de l’inadaptation que je montrais? Qu’il n’y avait pas à attendre de moi, pour les années à venir, que je fasse beaucoup de progrès? Et ils ne s’y résignaient pas sans en éprouver une tristesse qu’ils cachaient mal, ou qu’ils ne cachaient pas.
Je n’étais pas le garçon dont ils avaient rêvé. Cela, d’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours su. Il est arrivé une fois que je surprenne ma mère en train de dire à mon propos que je n’étais pas bien fini. Le contraste était d’autant plus criant qu’Odile, ma sœur, qui était de quatre ans mon aînée, réussissait merveilleusement bien dans tout ce qu’elle faisait, et surtout à l’école. Et ce jour où ma mère, s’adressant à l’une de ses amies, a dit à mon propos cette parole terrible, je me souviens qu’Odile était présente, debout auprès d’elle, et qu’elle hochait la tête en signe d’assentiment. Et dans tous les cas où on lui laissait prendre la parole au milieu d’un groupe d’invités, ce qui finissait toujours par se produire, elle ne trouvait rien de mieux â faire, pour se rendre intéressante, que d’énumérer mes bizarreries. Elle donnait des exemples. Elle disait:
— Tu sais, même les émissions pour enfants, même les dessins animés, il ne les regarde pas en entier. Au bout de dix minutes, il se lève et il s’en va.
— Et où va-t-il ainsi?
— Il va dans sa chambre.
— Et que fait-il dans sa chambre?
— Rien. Il dessine.
Or, jamais de la part de mon grand-père, je n’avais senti cette gêne ou cette tristesse que montraient mes parents. Lui ne faisait pas semblant, il m’aimait comme j’étais, pour ce que j’étais, et il me parlait. Et quand il me parlait, il n’énonçait pas des principes, il ne professait pas des doctrines, il s’adressait à moi.
À suivre...
Version complète dans Torquedo (2.7)
vendredi 1 décembre 2023
La pluie
La pluie rend plus facile et agréable de se promener en écoutant de la musique.
(4 novembre 2022)
Je me demande comment nous faisions pour écouter de la musique avant de pouvoir le faire en nous promenant sous la pluie, de préférence les soirs d’automne, lorsque la nuit descend, ou alors le matin très tôt, avant que le jour se lève.
Voir le jour se lever en écoutant de la musique sous la pluie.
Je ne doute pas que cela me sera encore permis quand je serai mort.
Je marcherai alors sous la pluie en écoutant de la musique, je n’aurai même plus besoin d’écouteurs.
Il ne s’agira pas alors de musiques célestes ou séraphiques, seulement de celles que j’aurais écoutées et aimées ma vie durant —
Rapportées de ma vie, comme le chasseur rapporte au village les animaux qu’il est allé chasser et qui ont bien voulu se laisser prendre.
Ces musiques ne s’useront plus, je pourrai les écouter indéfiniment sans que jamais elles ne s’usent, pas plus que ne s’use le bruit de la pluie par terre et sur les toits, Pour un cœur qui s’ennuie, Ô le chant de la pluie.
La pluie est toujours un souvenir de pluie, mais qui ne s’use pas, qui reste comme au premier matin du monde, quand —
Le premier homme préhistorique est sorti sur le seuil de sa caverne, au petit jour, après une nuit de tempête.
Sa femme et ses enfants dorment encore, enroulés autour des braises, un chien avec eux, qui grogne et qui pète en rêvant.
Il sort pour se rendre compte à quoi ressemble le monde après ce déluge de la nuit, tandis que maintenant le tonnerre s’éloigne.
Je n'ai pas indiqué de titres. Ce soir, en voici deux. Vladimir Horowitz, interprète la Sonate en Fa mineur (K. 466) de Domenico Scarlatti, et Bob Dylan chante Blind Willie McTell. Demain, ce seront d’autres.
jeudi 30 novembre 2023
Les fleurs sont livrées le matin
Chaque année, au 15 août, il pleut, et après cette pluie, pour le reste de l'été, la chaleur n'est plus aussi accablante. C’est du moins ce qu’on disait, et je ne prétendrai pas que cette affirmation se vérifiait toujours, mais ce fut le cas cette année-là.
Mes parents possédaient une petite maison dans les collines, juste un cabanon en dur où j'ai passé la plus grande partie de mes vacances lorsque j'étais enfant, et où je revenais, de loin en loin, pas toujours seul, de préférence quand mes parents n'y étaient pas.
J’y avais amené un ami. Je l’appellerai Édouard. Nous étions tous les deux étudiants en philosophie et nous avions à travailler un texte difficile de Husserl, auquel nous envisagions de consacrer un long mémoire, et il était prévu que nous en présenterions le projet à notre professeur dès la rentrée d’octobre. Nous avions emporté des livres. Nous emportions toujours quantité de livres difficiles à la maison des collines mais il était rare que nous les ouvrions. Le lieu ne s’y prêtait pas. Mes amis et moi-même préférions la sieste, l’eau d’un petit bassin qui nous servait de piscine, la cafetière italienne qui chuintait sur le fourneau à gaz, puis, la nuit venue, le feu d’un brasero que nous allumions sur la terrasse, devant lequel nous devisions en fumant la pipe et en buvant du vin rouge.
Parfois, à la lumière de l’unique lanterne placée en haut des marches, l’un d’entre nous lisait un poème de Baudelaire ou de Reverdy, puis il passait le livre à un autre qui avait tendu la main. Parfois, c’étaient quelques lignes d’une nouvelle de Hemingway.
Il était rare qu’à ces assemblées champêtres, nous fussions plus de quatre. Deux et deux. Mais cette fois, nous étions vraiment venus pour travailler, Édouard et moi.
Je me souviens des livres et des cahiers ouverts sur la table de la salle à manger qui nous servait de bureau. Nous avions eu très chaud, depuis le matin, le ciel était incandescent, nous avions beaucoup transpiré, et c’est au tout dernier moment que nous avons songé au bal qui, chaque année, au soir du 15 août, se donnait au village.
Nous sommes descendus à pied, par un chemin de pierre que je connaissais par cœur. Mais alors, il s’est mis à pleuvoir, de grosses gouttes tièdes qui nous ont réjouis, vers lesquelles nous levions nos visages pour qu’elles les mouillent. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés sur la place, plantée de marronniers, où un chapiteau avait été dressé, et où déjà nous entendions la musique de l’orchestre. Puis la musique s’est arrêtée. Et, quand nous sommes entrés sous le chapiteau, nous avons été surpris de constater qu’il ne s’y trouvait qu’une vingtaine de personnes.
Nous arrivions trop tôt, la fête n’était pas commencée.
Les musiciens sur l’estrade essayaient leurs instruments. Ils vérifiaient les partitions, les assuraient sur les pupitres avec des pinces à linge, réglaient les micros et échangeaient des plaisanteries. Les organisateurs s’activaient autour de la longue table couverte d’une nappe en papier blanc. Ils finissaient d’y disposer les pans-bagnats, les plaques de pissaladière et de pizza destinés au public. Il y avait là de quoi nourrir un régiment. Sans compter les bouteilles de pastis et de vins de différentes couleurs. Si le comité des fêtes parvenait à écouler toutes ces marchandises, les frais seraient couverts, mais on pouvait en douter car l’averse redoublait. Le tonnerre grondait et une pluie abondante inondait la place.
Les gouttes clapotaient lourdement sur la toile du chapiteau. À l’entrée, la tente était retroussée comme une robe ouverte sur l’obscurité rayée de pluie aux luisances ces serpentines. Pourtant les habitants du village tenaient à leur festin, et dans l’heure qui a suivi plusieurs dizaines d’entre eux sont arrivés par groupes.
Les plus vieux portaient des parapluies, les plus jeunes étaient trempés et s’en amusaient comme d’un jeu ou d’un combat pour rire qui les aurait opposés aux dieux cachés du ciel. Édouard et moi ne connaissions personne, tandis que les autres semblaient se connaître tous. Ils formaient un clan auquel nous n’appartenions pas et qui nous ignorait. Lui et moi, depuis notre arrivée, n’avions pas échangé trois paroles. J’étais, pour ma part, fasciné par le spectacle qu’offrait cette assemblée, tandis que mon ami semblait s’y ennuyer un peu. Nous avons mangé debout, avec appétit, de ces mets dont la saveur s’accordait avec le parfum de l’orage, et bu du vin rouge un peu piquant dans des gobelets en carton. Nous n’avions pas l’intention de danser.
Maintenant, nous fumions des cigarettes et rôdant partout, comme de mauvais garçons. Puis, à l’occasion d’un croisement de nos orbites respectives, Édouard m’a glissé qu’il préférait remonter au cabanon. Et je l’aurais suivi, mais le trio est arrivé au moment où je m’apprêtais à partir; et, aussitôt qu’ils ont été là, il ne pouvait plus être question que je m’en aille.
C’était une femme accompagnée de deux hommes. Elle était plus grande qu'eux, mince et souple, elle portait une tunique blanche, légère et très courte, et des bottines.
Le rouge à lèvres soulignait son rire large, d’une franchise désarmante. Tous les regards se tournaient vers elle. On croyait un sémaphore au milieu de la tempête. Ce trio semblait ne connaître personne mais, à la différence de nous, ils ne passaient pas inaperçus. Ils n’auraient pas été vêtus différemment ni ne se seraient tenus autrement dans une boîte de nuit de Saint-Tropez, encore que la musique aurait été différente. Peut-être pas meilleure.
Pendant une heure peut-être, la jeune femme a dansé les valses, les tangos, les paso dobles avec, tour à tour, chacun des deux hommes qui, eux, ne dansèrent qu’avec elle.
Lequel était son amant; lequel, leur ami? Je scrutais leurs attitudes, le moindre de leurs gestes, sans pouvoir le deviner.
Puis Édouard est parti.
L’eau commençait à traverser le plafond de toile. Elle formait une gouttière qui bientôt s’est transformée en cascade. Les musiciens pouvaient craindre pour leurs instruments. Les deux guitaristes, le claveciniste et l'accordéoniste ont remballé leurs matériels. Il ne restait sur l’estrade que le batteur et le saxophoniste qui étaient passés de la musette au jazz.
Les familles une à une repartaient dans la nuit. La belle inconnue fut la dernière à danser. À la fin, elle s’approcha de l’estrade pour saluer le saxophoniste. Celui-ci s’inclina et lui prit la main pour la baiser. Ils échangèrent quelques mots en souriant comme des personnes qui se connaissent. Puis, elle se retourna et tendit la main à l’un de ses compagnons, et celui-ci lui remit des clés. Je devinais que c’était celles de la voiture avec laquelle ils allaient repartir. Je fus tenté de les suivre, mais ils l’auraient remarqué. Je les laissai aller.
Je repris le chemin qui s’élevait parmi les oliviers. La pluie avait cessé. La lune est réapparue, je crois, timide, un peu dépenaillée. Les étoiles se sont mises à tourbillonner au fond du ciel. Je savais que quelque chose commençait. Que je reverrais cette femme.
Version complète dans Arsène et Elvire (5.7)
mercredi 29 novembre 2023
Tadira
1.
Tadira est un port. La ville s’est construite devant le port. Avec les siècles, le maigre comptoir maritime s’est beaucoup développé. Tadira est devenue une grande cité, on y vient du monde entier, par train et par avion, tandis que l’activité du port a périclité. Le déclin du port est la conséquence de celui des Royaumes du Sud qui s’étendent de l’autre côté de la mer. Les habitants des Royaumes du Sud ont oublié les richesses qu’ils ont longtemps tiré du commerce maritime et terrestre. Ils se sont appauvris. Ils ont remplacé les mathématiques et l’astronomie par des querelles théologiques.
Dans les écoles de Tadira, les élèves apprennent les noms des voyageurs et des savants des Royaumes du Sud qui, après avoir sillonné la mer intérieure, ont conquis la planète. Ils imaginent leurs dialogues à bord des voiliers qui, au lever du soleil, laissaient derrière eux traîner des filets. Aujourd’hui, le port de Tadira est un fantôme. On lui connaît une église qui regarde vers le large, un quai où se côtoient quelques dizaines de barques de pêche, qu’on appelle des pointus, et d’autres quais, hélas, qui s’étendent à perte de vue, où d’énormes bâtiments désarmés attendent et se rouillent.
Personne n'ose plus aller au bout des quais, où on croirait qu’il pleut toujours. Il arrive encore que des cargos entrent et sortent du port, mais on préfère ne pas savoir ce qu’ils transportent. Quant aux marins qui forment leurs équipages et qui profitent de cette escale pour se s'enivrer, on préfère ne pas avoir affaire à eux.
2.
L’histoire de Tadira est celle d’un oubli, l’oubli du port qu’elle a au creux du ventre, mais cet oubli n’est pas absolu, le port revient dans les rêves des habitants de Tadira. La plupart en savent beaucoup plus qu’ils ne croient à propos de l’ancienne civilisation qui avait partie liée avec les Royaumes du Sud, et ce qu’ils savent hante leurs rêves et même, dans les contes qu’ils racontent à leurs enfants, il y a des Princesse et des Prodiges qui viennent de l’ancienne mémoire des Royaumes du Sud; il y a des Magiciens et des Brigands, des Carrosses et des Chats; No ideas but in things, écrit William Carlos Williams,. On ne sait pas où ni comment les idées s’inscrivent dans les choses mais le fait est que l’oubli est beaucoup moins absolu qu’on voudrait le faire croire. Personne aujourd’hui ne veut plus traverser la mer pour renouer avec les Royaumes du Sud, avec ce qu'il en reste, mais il suffira d’une nuit légendaire où une goélette accostera, apportant d'heureuses nouvelles, et les Magiciens illico reprendront du service, les Princesses s’envoleront de nouveau sur des tapis volants, et les marins de nouveau joueront de l’accordéon dans les rues, puis ils noueront leurs foulards aux cous des belles plutôt que de se battre.
3.
Je fais un usage quotidien du tramway. Je l’emprunte pour me rendre dans tel quartier que je ne connais pas, ou dont je ne suis pas sûr de bien me souvenir, et par chance il en reste beaucoup. C’est Jorge Luis Borges, je crois, qui dit que Tadira est infinie, ou n'est-ce pas plutôt Vladimir Nabokov qui dit cela à propos de l'Ulysse de Joyce? Je dois confondre. Et là où je descends, j’entreprends d’explorer les rues et les places, plus systématiquement encore les jardins, les zoos, les cimetières, mais pas les grands magasins, les boutiques de luxe, je n’entre pas dans ces lieux, que pourrais-je y trouver, qu’aurais-je envie d’y acheter ou seulement de me faire montrer, maintenant que Madeleine n’est plus là à qui je puisse offrir tel vêtement ou tel flacon de parfum (j’y pense, quand elle était petite, son grand-père l’appelait zingara). Je néglige ainsi presque tous les commerces, mais pas les minuscules échoppes qu’on voit fournies en denrées alimentaires venues des anciens Royaumes du Sud, d’Abrar plus précisément, puisque Abrar est la capitale des Royaumes du Sud, située en face de Tadira, de l’autre côté de la mer, sa jumelle en quelque sorte, ou plutôt son double spéculaire, la mer intérieure tenant lieu de miroir, et laquelle des deux serait le reflet de l’autre, laquelle est la vraie et laquelle un fantasme?
Dans ces boutiques souvent étroites et sombres, je ne résiste pas aux pistaches et aux dattes, à l’odeur du café qu’on torréfie lentement, aux épices de toutes sortes, aux thés venus on ne sait d’où, bien que je possède déjà une telle collection de thés que je pourrais moi-même ouvrir une boutique. Je garde ces explorations pour mes après-midis. Je m’en vais après la sieste et je rentre aussi tard que possible, tant que mes jambes peuvent me porter, je marche, puis j'attrape un tramway, souvent il fait nuit déjà, le tramway est vide, même si en cette saison les journées n’en finissent pas, il faut bien qu'à la fin elles finissent, et quand je suis enfin rendu chez moi, je referme ma porte, j’allume ma radio, je dispose sur une assiette une tomate et une boite de sardines, je me prépare un unique verre de pastis, d’anisette ou d’ouzo, je finis mon pain avec de l’huile d’olive, puis, la fatigue aidant, et après que j'aie chargé sur ma tablette un film (le dernier ce fut Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul), je peux défaire mon lit.
4.
Le bassin le plus ancien du port, où l’eau est la plus profonde et la plus noire, se trouve au pied d’une côte escarpée, dans une crique qui ressemble à un gouffre. Une route la domine de très haut et offre, dans ses virages, une vue vertigineuse sur le golfe. Mais au plus près de l’eau, les anciens contrebandiers ont creusé dans la roche un sentier sinueux qui est fréquenté, aujourd’hui, par des groupes peu nombreux d’amateurs de beaux paysages et de sensations fortes. Car, tant que la mer est plate, il suffit au promeneur de regarder où il met les pieds, mais aussitôt qu’elle s’agite, les vagues vous éclaboussent, vous fouettent et menacent de vous emporter.
Si vous vous y aventurez, un beau matin de printemps, vous rencontrerez d’abord des pêcheurs à la ligne qui vous tourneront le dos. Des présences anodines. Ceux-là viennent pour la solitude. Vous respecterez ce vœu. Puis ce seront de petits groupes de baigneuses et de baigneurs accrochés aux rochers. Ils sont d’âges très divers, ici une adolescente, là un vieillard maigre et long, à la peau bronzée et tellement parcheminée qu’on la croirait couverte d’écailles, capable de rester debout longtemps, sur une seule jambe, de s’enrouler sur lui-même et de se dérouler comme un serpent. Ces habitants des rochers forment des familles ou de petits clans d’habitués auxquels vous ne vous agrégerez pas si vous n'y êtes pas parrainé par l'un de ses membres. Ils peuvent passer là de longues heures à lire, à bavarder, à partager le peu de nourriture que chacun apporte (des farcis, des acras, de la pissaladière, des cerises ou des figues quand il y en a), à s’enduire mutuellement de crème solaire, à se livrer à des exercices de yoga ou de tai-chi-chuan. Ils s’inquiètent pour ceux d’entre eux qui nagent trop loin, qui chantent à pleins poumons des airs d’opéra en faisant la planche, qui disparaissent derrière un rocher. Ils ont hâte de les voir revenir. Enfin, si vous franchissez une certaine limite, vous apercevrez des corps nus, tapis dans des creux ou sautant d’un rocher à l’autre, vous surprendrez des regards et vous comprendrez que vous entrez là dans le domaine des étreintes furtives. À vous de savoir si vous souhaitez aller plus loin.
Rien dans tout cela qui dépasse l’entendement. Pourtant les choses se compliquent quand on parle de chiffres. D’après ceux qu’on connaît, le total de personnes ayant fréquenté le sentier des contrebandiers, au cours d’une année, même pour une seule visite, s'élèverait à quelques centaines, tandis que la ville compte plus d’un million d’habitants. Une proportion infime. Pourtant les psychothérapeutes et les psychanalystes de Tadira (ils sont réputés pour leur haute compétence, il est arrivé qu’on compare Tadira à la Trieste d’Edoardo Weiss et d’Italo Svevo) affirment que beaucoup de leurs patients, à un moment ou un autre de leur cure, parlent de ce lieu parce qu’ils l’ont vu en rêve.
Aucun doute que c’est bien lui, encore qu’ils affirment n’y être jamais allés (mais le thérapeute, oui, il faut croire qu’il y est allé, puisqu’il le reconnaît à la description qui en est faite, les yeux fermés). Une telle bizarrerie peut avoir plusieurs explications. J’en vois deux. La plus simple et la plus crédible est que les personnes concernées se sont aventurées, un jour dans leur vie, ou peut-être une nuit, seules ou accompagnées, sur le sentier des contrebandiers, mais que, pour une raison ou pour une autre, elles ont voulu oublier cette circonstance, et qu’ainsi leurs rêves ramènent le souvenir d’une amour enfantine, d’un égarement peut-être, ancien et refoulé, et le désir aussi. L’autre explication est que, si le sentier existe bien dans le monde matériel, ceux qui le hantent sont des sortes de divinités capables d’apparaître quand elles le veulent dans les rêves des habitants de Tadira comme dans ceux de tous les voyageurs venus un jour dans cette ville. La Grèce ancienne avait son Olympe. Tadira a un sentier du bord de mer où des nymphes et des sorciers vous attendent. Ou des anges.
5.
Pourquoi cette pluie?
Le jour, avec le soleil, on a une impression de gaité.
Deux ou trois magasins ouverts, de matériels de plongée sous-marine, de pêche et de yachting. Deux restaurants aux terrasses ombragées où manger des fritures de poissons et boire des pichets de vin blanc. Mais le soir inexplicablement les choses se compliquent. La brume sur le quai quand des groupes garçons viennent des quartiers Nord pour s’entraîner à la boxe. La pluie.
Le jour, les voiles qui passent la digue basculent dans le soleil. La nuit, l’odeur de sueur, les halètements des garçons qui sautent à la corde, qui s’abritent derrière leurs gants, qui frappent au visage, les ordres criés de l’entraîneur. Plus tard encore les cabarets et leurs musiques. Un jour j’irai louer une chambre meublée au-dessus d’un cabaret et je ne quitterai plus le port. J'habiterai les quais. Debout à la fenêtre, je regarderai au loin les voiles qui se gonflent et s'inclinent. Je serai une silhouette qui marche sur les quais, qui erre dans les ruelles adjacentes comme sans toucher le sol, la tête dans la clarté des lampadaires mouillés de pluie. Je sais que les royaumes du Sud furent annexés par ceux du Nord. Voulez-vous connaître l’histoire? Je vous la dirai. Quelle Muse pour m’aider à chanter la guerre au prix de laquelle Abrar fut asservie par Tadira, ni celle au prix de laquelle Abrar, plusieurs décennies plus tard, se libéra de la honte, des mensonges, des tortures causées par Tadira? Que revienne la paix, Ô Muse, inspire-moi!
6.
Tu n’as pas connu l’Algérie, dit mon frère lui aussi expulsé du pays connu en vingt-quatre heures (Hélène Cixous).
Il m’arrive de m’en éloigner beaucoup, de passer des mois dans les quartiers Nord sans jamais revenir vers la mer. Là-bas personne ne semble se souvenir du port.
Il y a des parcs où des enfants jouent au ballon au pied de grands immeubles toujours en construction dont on ne sait pas quelle hauteur ils finiront par atteindre, des cerfs-volants dans le ciel, des pluies qui s’abattent le soir, descendues des montagnes et que tout le monde applaudit.
Alors on quitte les parcs en courant, les enfants s’abritent la tête avec leurs cartables tandis que leurs mères forment derrière eux une escorte rieuse, les pieds nus dans des sandales. Elles cherchent des yeux un homme qui vient à leur rencontre avec un parapluie. Oui, tu te souviens de ce garçon, il était amoureux de toi déjà à la maternelle. Le port n’est plus leur affaire et quelquefois, je me dis qu’il n’est plus
la mienne non plus, qu'il ne devrait plus l'être, mais d’autres fois je songe à Abrar. C’est là-bas que je suis né et de là-bas que les miens ont été expulsés à l’issue de 132 ans d'annexion coloniale.
En dépit de ces expulsions ou à cause d’elles, les habitants d'Abrar n’ont jamais retrouvé la liberté, ni la sécurité, ni la richesse. Je me souviens des exactions commises à Abrar par les puissances du Nord, imaginées, organisées, planifiées par des personnes qui regardaient Abrar comme une autre planète, qui méprisaient les colons aussi bien que les indigènes.
À quel moment l’autobus passait-il près du Jardin d’Essais et à quel moment derrière le Ravin de la Femme Sauvage, au fond duquel j’imaginais que la pauvre avait dû s’enfouir, abritant sa folie dans les roseaux et les eucalyptus qui l’avaient envahi et qu’agitait le vent de la mer chargé de sable? Tu n’as pas connu l’Algérie. Moi-même, ce reproche, je l’ai fait à ma petite sœur quand nous étions enfants, avant que tant de fois me l’adressent des personnes qui avaient fait le voyage que je refusais de faire et qui à présent connaissaient la ville bien mieux que moi, encore que celle-ci fût comme une maladie dont je n’aurais pas guéri.
7.
Abrar occupe le sommeil de mes nuits et le sommeil de mes nuits me dit qu'Abrar fut une colonie peuplée par des socialistes utopiques (saint-simoniens), des pêcheurs de coraux venus en barque de la côte amalfitaine, des jardiniers exilés des Îles Baléares, experts dans la culture des vignes. Il va de soi que le sommeil de mes nuits ne dit pas toute la vérité, même si je sais qu’il dit toujours la vérité, ou plutôt que je ne sais de vérité que celle qu’il me dit. Il dit que les colons ensemble avec les populations locales — Musulmans et Juifs —, pendant des décennies, ont expérimenté les formes d’une vie commune (plusieurs langues, plusieurs peuples, plusieurs religions, ou pas de religion du tout), d'un partage tordu de douleurs et souvent de délices, dont les Puissances du Nord comme celles du Sud n’ont jamais voulu. Il fallait que l’expérience échouât. Le nombre de morts, le chagrin, la pauvreté ne comptaient pas, pourvu qu’elle échoue. Et il faudra qu’un jour pourtant, d'épaule nue, elle réussisse.
Structuralisme
J’ai compris que mon séjour se passerait
dans la banlieue. Une voiture m’attendait à la gare.
Piotr assis à l’avant,
il donnait des ordres au conducteur.
Nous parlons en nous regardant dans le rétroviseur.
Nous traversons des quartiers anciens,
places monumentales que je reconnais
pour les avoir vues en photos. Il neige,
il se mit à neiger. Les ailes blanches des oiseaux
battaient dans le ciel des boulevards.
Des nuages noirs emplissent le ciel où flottent des ballons qu’on voit pilotés par des êtres appartenant à plusieurs espèces animales.
Échanges de tirs au laser.
Plutôt rituels. La nuit vient trop vite.
La banlieue, au contraire, apparaît dans un pâle
soleil d’hiver. Ma chambre au premier étage
ouvre sur une esplanade où s’est installé un cirque.
Je découvre, sous ma fenêtre, ses caravanes
peintes de couleurs vives. Je respire l’odeur
des fauves, je les entends se plaindre
dans la nuit, raconter leurs histoires.
Occupé la plupart du temps à jouer aux échecs
avec des inconnus dans un café où je prends
mes repas. Puis, les cours de linguistique
que je donne dans une salle des festins
équipée d’un tableau noir. Mes étudiants gardent la tête baissée sur les cahiers où ils écrivent. Je ne connais pas leurs noms, ni le son de leurs voix. Je ne suis pas certain de leur compréhension. Ils repartent
en tramway. Ils regagnent les écoles où ils enseignent à lire à des enfants. Certains, arrivés au port, s’embarquent pour leurs lointains pays. De celui qui était le plus timide mais aussi le plus studieux, nous apprendrons qu’il a participé aux émeutes qui ont entraîné la chute de l’ancien président, et qu’il occupe un poste important auprès de celui qui l’a remplacé.
mardi 28 novembre 2023
Les émeutiers
1.
Réveillé, la nuit dernière encore, par des bruits d'émeutes. Ils correspondent à des rêves. Je veux dire que je rêve d’émeutes et que j’entends les bruits de ces émeutes, les fracas à peine assourdis. Il se peut que ce soient mes rêves qui me les fassent entendre, mais il se peut aussi que ce soient des bruits que j’entends durant mon sommeil qui me fassent rêver.
Dans la journée, le plus souvent, je n’y pense pas, mais il m’arrive aussi, en me promenant dans les rues voisines, d’en repérer de possibles traces. Des éclats de verre, des boulons, des manches de pioches, des barres de fer, des éléments de carrosseries incendiées. Des véhicules blindés. Je découvre tel vestige repoussé sur le bord du trottoir, et je m’arrête pour mieux le regarder. Quand je lève les yeux, je croise le regard d’un autre passant qui s’est arrêté, lui aussi, devant la même découverte, et qui semble intrigué. Mais nos lèvres restent serrées et, bien vite, nous détournons la tête, nous reprenons notre chemin, chacun de son côté.
Une fois ou deux, ce furent même des traces de sang. Des flaques balayées. J’aurais dû noter le lieu et la date, mais je ne l’ai pas fait.
L’autre hypothèse serait que ces fracas nocturnes résonnent dans des films. Toutes les nuits, certains habitants du quartier regardent des films, avec une préférence marquée pour ceux les plus violents, et maintenant que les nuits sont douces (on entend le rossignol, la pluie et le vent dans les feuillages des arbres), il arrive tout naturellement qu’ils laissent leurs fenêtres ouvertes.
En fait d’émeutes, il peut s’agir d'échos de véritables guerres que se livrent les peuples de continents entiers, les uns contre les autres, voire de planètes séparées dans l’espace par des centaines d’années-lumière, et qui se rencontrent et s’affrontent dans la nuit, en laissant tomber sur notre terre les débris infâmes de leurs combats. Pourquoi leurs habitants éprouvent-ils le besoin de se faire la guerre? C’est quelque chose que je ne m’explique pas. Et d’ailleurs, n’est-il pas étonnant que le bruit de ces guerres ne se fasse entendre que la nuit?
La troisième hypothèse, la plus probable hélas, serait que ces émeutes ont bien lieu dans nos villes. Mais, dans ce cas, pourquoi n’en est-il pas question, au matin, à la radio ou dans les journaux? Je crains de devoir admettre que ces émeutes ont lieu, et je crains davantage encore que les hommes de la police et de l’armée, qui essuient ces combats, ne soient tenus d’en garder le secret.
Il faut, nuit après nuit, qu’ils vainquent les émeutiers mais aussi qu’avant le jour ils débarrassent les rues des traces de ces combats. Ma crainte terrible, mon angoisse (appelons un chat un chat) est que l’accomplissement de cette double tâche, se battre, affronter des démons, puis faire le ménage pour que, au point du jour, il n’en reste aucune trace, je crains que cela ne les épuise.
Cette mission qu’ils ont de nous protéger durant notre sommeil, on ne sait contre qui — car, dans mes rêves, j’entends les cris des émeutiers, leurs rires, les sarcasmes, les insultes lancées par-dessus les barricades, entre deux jets de grenades ou de cocktails Molotov, des boulons et des écrous énormes projetés avec des lance-pierres — je songe à leur fatigue et au poids du secret qu’ils portent — peuvent-ils, à tout le moins, se confier à leurs familles, quand ils rentrent chez eux, le matin, alors que leurs enfants se préparent à aller à l’école, avant qu’ils n’aillent, les malheureux, se jeter sur leurs lits, les bras en croix, sans avoir pris le temps (sans avoir trouvé la force) d’ôter leurs uniformes? Et j’ignore si les protagonistes de ces attaques sont seulement des voyous de chez nous, qui vivent le reste du temps sous les arches des ponts, dans des hangars abandonnés, dans des caves, ou s’ils reçoivent le renfort, nuit après nuit, de guerriers accourus d’autres planètes, en soucoupes volantes. Je veux dire, pensez-vous que l’empire soit réellement menacé? Pour cette fois, je me contenterai de poser la question.
2.
Reprenons. Je me suis reposé et je me sens capable de poser de nouveau la question, de la considérer comme on dit, “à nouveaux frais”. Allons!
Les personnes raisonnables ne sortent pas la nuit, mais cela ne signifie pas que les rues seraient désertes pendant les heures du couvre-feu. Au contraire, elles sont hantées par des bandes de pillards. Depuis que les journaux en parlent, certaines personnes parmi celles que je fréquente semblent trouver une sorte de poésie romantique aux violences commises, voire des justifications politiques et morales. Autant le dire, ce n’est pas mon cas.
L’idée de ces scènes de combats qui ont lieu sur nos places, dans nos rues, m’empêche de dormir. Je les trouve inacceptables, et je n’imagine pas que la police et l’armée puissent y répondre autrement que par des violences plus implacables encore. Comment peut-on dormir et rêver en sachant ce qui se passe dans nos rues, la nuit, dans différents quartiers de la ville, ou plutôt en tâchant de s’en faire une idée, en fonction des bruits que l’on entend et parfois de certains rougeoiements dans le ciel? Car si, aujourd’hui enfin, la radio et la presse ne font plus mystère de ces événements, les informations qu’elles fournissent restent des plus succinctes. Allusives.
3.
On entend, on lit, et ensuite on se dit, Ai-je bien entendu? Sur quelle page de quel journal ai-je pu lire cet entrefilet que j’aurais dû découper, ou qui donc m’a parlé (ou a parlé devant moi) de ce que lui-même avait vu, ou de ce qu’il avait entendu dire, qu’une autre personne lui avait rapporté? Car les semaines passent et nous n’avons pas de chiffres, ni aucune image.
Il semble que le mot d’ordre selon lequel toute trace doit être effacée avant le matin, soit toujours appliqué avec la même rigueur, mis à part que ce seraient les pompiers désormais qui feraient ce travail, en y employant des moyens qu’on imagine considérables. Et surtout, il n’est jamais question d’aucune arrestation et, par suite, d'aucune comparution devant les tribunaux, d’aucune décision de justice.
On voudrait savoir qui sont les voyous. Pour cela, il faudrait en attraper un et l’interroger. Comme on attrape et on étudie des phalènes. À la loupe. Il est probable que nos papillons de nuit (j’ai employé un déterminant possessif, vous avez remarqué?) bien souvent se brûlent les ailes aux incendies allumés par eux ou par la police, mais est-il possible que la police n’en attrape jamais un et le démasque? Nous saurions ainsi qui ils sont, d’où ils viennent, nous connaîtrions enfin leurs motivations. Si bien qu’il a fallu, la nuit dernière, que je sorte et que j’aille à leur rencontre. Plutôt que rester éveillé dans mon lit, cela ne valait-il pas mieux? Je vous pose la question.
4.
J’avais décidé de ne pas aller très loin, de faire le tour seulement de deux ou trois pâtés de maison, mais cela n’a pas suffi. Je n’ai rencontré personne, de lourds fracas se sont fait entendre mais ils paraissaient lointains. Il pouvait s’agir aussi bien de ceux produits, sur de vastes chantiers, par des engins de creusement et de levage qui sont comme des monstres. Et personne ne m’a vu.
Je suis rentré au bout d’une heure peut-être comme font les chats, mon lit était défait, je me suis recouché et cette fois j’ai dormi, mieux que je ne l’avais fait depuis bien longtemps. Si bien qu’en m’endormant, j’ai su que je ressortirais la nuit suivante pour aller plus loin encore, et ainsi sans doute, nuit après nuit, pour marcher chaque fois plus longtemps, poursuivre toujours plus loin mes explorations.
Ô je n’en suis pas vraiment malheureux, mais depuis cette première nuit que j’ai joué les vagabonds, que je me suis déguisé en voyou, bravant le couvre-feu, je ne me reconnais pas. Mon pas est devenu plus souple, mon dos se voûte, mes yeux s’habituent à la nuit, mes bras, mes mains se couvrent d’un pelage épais et semblent capables d’attraper plus loin, plus vite, mes moustaches s’allongent, et voici que mes oreilles elles-mêmes, à présent, se couvrent de poils et se terminent en pointe.
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