vendredi 6 septembre 2024
La rencontre de Trieste
Les visages, les lieux, les circonstances que vous avez oubliés ne sont pas perdus. Il arrive qu’un jour ils vous reviennent en mémoire. Ils le font à l’improviste, et la place qu’ils prennent alors peut être bien plus grande que celle qu’ils ont occupée dans le passé de votre vie; et d’ailleurs ils peuvent vous paraître insolites en ce qu’ils ne vous concernent pas au premier chef, mais qu’ils se rattachent à des personnes que vous avez à peine connues, à des histoires qu’on vous a racontées, à des lectures que vous avez faites, à des silhouettes aperçues de loin, celle d’une jeune fille à bicyclette qui remontait le boulevard Gambetta pour aller nager à la piscine du Piol, à des airs de musique. Et comme, avec l’âge, il ne vous arrive plus rien de bien passionnant, ce sont eux désormais qui vous tiennent éveillé. Ils nourrissent votre attention et vous servent d’objets d’étude. Ainsi, avec l’âge, je suis devenu le collectionneur de mes propres souvenirs. Je m’efforce de les attraper au passage, je les observe à la loupe et je fais en sorte de les classer pour qu’ils ne se perdent plus. Je précise que je ne compte pas sur ces papillons aux jolies couleurs pour raconter mon histoire, puisqu’au contraire chaque nouvelle apparition vient contester (ou déconstruire) l’idée rassurante et lisse que je pouvais m’en faire lorsque j’étais plus jeune. En vieillissant, je ne me soucie plus d’avoir une histoire qui soit la mienne, toute la mienne, rien que la mienne, et qui fasse un roman. Il me suffit de me souvenir de certaines choses qui étaient restées jusque là enfouies, auxquelles je ne m’attendais pas de les voir apparaître, que je reconnais à peine, ou que je reconnais très bien alors qu’elles datent d’une époque où je n’étais pas né, et où donc je n’ai pas pu les connaître, comme je me dis en découvrant cette vidéo de Peggy Lee qui chante Why Don't You Do Right avec l’orchestre de Benny Goodman en 1942, et que ces choses en appellent d’autres auxquelles je m’attendais moins encore. Au fur et à mesure que je vieillis, la curiosité l’emporte et les fantômes ne me font plus peur. Je me propose de raconter la chasse à laquelle je me livre, les stratégies que j’ai mis en place, les ruses que j’emploie. Mais d’abord, il faut que je vous dise quelques mots de mon ophtalmologiste. J’emploie le mot d’ophtalmologiste plutôt que celui d’ophtalmologue ou celui d’oculiste parce que le premier a un air plus savant, qu’il fait songer à entomologiste, en quoi il implique l’idée de papillons. Et donc mon ophtalmologiste a son cabinet rue du Congrès, au bout de laquelle on voit la mer, mais son immeuble est vieux, majestueux et sombre, et quand j’en gravis les larges marches de marbre, je me demande chaque fois si c’est cette fois qu’elle m’annoncera que je vais devenir aveugle (le contraste entre le bleu délavé du ciel et de la mer qu’on aperçoit au bout de la rue et l’ombre à l’intérieur de la cage d’escalier, avec son marbre poussiéreux et ses carreaux de vitre mal sertis dans l’encadrement des portes), et comme une heure plus tard il se trouve que non, ce n’était pas pour cette fois, pas encore, je repars content, et il me reste un long après-midi devant moi où je peux me promener dans la ville, et j’ai le choix alors entre plusieurs cafés jusqu’à en trouver un qui convienne à l’humeur du moment, où je sors mon carnet, mes livres et où j’entreprends de rechercher sur mon téléphone en quelle année exactement James Joyce se lie d’amitié avec Italo Svevo, à Trieste, et si déjà à cette époque il a des problèmes de vue. Vérification faite, la rencontre a lieu en 1903. James Joyce, qui est né en 1882, a donc alors tout juste vingt et un ans, tandis que Svevo est né en 1861.
jeudi 5 septembre 2024
Chine ancienne
Les jours étaient si clairs que je me laissais surprendre par la soudaineté des soirs, et par l’abondance des pluies qui pouvaient s’abattre alors devant mon balcon. Le bleu le plus tendre continuait d’apparaître entre les nuages gris et roses. Du nombre de livres que j’avais sortis de ma bibliothèque, que j’avais feuilletés et empilés ça et là, dans l’espace étroit comme celui d’une cabane, je gardais une impression de voyages. Mon balcon se transportait en Chine ancienne. Je me souvenais d’une autre montagne que j’avais habitée lorsque j’étais très jeune, et du torrent qui grondait au pied du rocher hirsute où je me tenais debout, en équilibre.
Il y a les longs moments où le Vieillard se tient debout, sur son rocher hirsute, les bras croisés, avec le torrent qui gronde en contrebas.
Le soir surtout, et la nuit aussi bien.
Il faudrait qu’il se penche pour voir l’eau qui court aux tréfonds de la montagne, dans l’obscurité mêlée de racines et de lianes, et dont la voix résonne, mais il ne le fait pas.
Il écoute.
La question des fantômes qui le visitent alors, qu’il attend.
Des fantômes de princesses, ou des monstres, qu’il accueille comme ils viennent.
Je ne sais pas le nom de l’arbre planté sur son rocher, qui penche et dont l’abri lui sert de gîte.
Je vois des feuilles plates et larges comme des mains.
Les singes et les oiseaux criards, le jour durant, partagent son gîte, sautillant et volant dans les branches, au-dessus de sa tête, mais la nuit venue, ils se taisent et se rendent invisibles par crainte des fantômes.
Alors, il reste seul.
Pour moi, en fait de torrent qui gronde au pied du rocher, c’est le passage des tramways, éclairés à l’intérieur, qui filent sous mon balcon.
mardi 3 septembre 2024
Dans les gorges du Daluis
Nous n’étions jamais allés là-bas, nous ne nous étions jamais approchés de cet endroit, nous n’avions même jamais traversé l’Atlantique, et d’ailleurs Fut Manchu (c’était le nom que je lui avais attribué) n’avait pas dit que nous y avions été, il avait seulement dit qu’il nous y avait vus, ce qui incluait que ce puisse être en rêve, par l’imagination. Et si ces images étaient évidemment mensongères (des leurres, des attrape-nigaud, des miroirs aux alouettes), il n’en restait pas moins qu’elles avaient fait sur moi une forte impression, qu’elles m’avaient paru étrangement familières, comme si, plutôt que lui, c’était moi qui les avais rêvées. D’une certaine façon, j’avais cru nous y reconnaître, Louise et moi. Je n’en revenais pas. J’en restais bouche bée. Et, dans les jours qui ont suivi, je n’ai cessé d’y penser, de les revoir. Il fallait qu’à un moment ou un autre de notre existence commune, nous les ayons rencontrées, ces images (ces photos), mais où et quand? Impossible de le savoir. Jusqu’au jour où je l’ai su.
Dans une conférence de janvier 2022, Jean-Christophe Bailly explique que la photographie est emblématique de la modernité en art en tant que celle-ci repose sur le principe du prélèvement (ou de la cueillette). Denis Roche ne disait pas autre chose. Ne cherchait pas autre chose.
Le nom que je cherchais était celui de Denis Roche. Les photos que Fut Manchu m’avait décrites, qui auraient été prises au Mexique et sur lesquelles nous étions censés figurer, Louise et moi, nous les avions découvertes bien des années auparavant dans des livres de Denis Roche.
Le nom de Denis Roche m'est revenu à l’esprit un jour que je me trouvais en voiture remontant de Guillaumes par les gorges du Daluis. C'était par un matin d'octobre, le ciel était radieux, l’air d’une transparence qui aurait permis de faire des photos d'un “piqué” remarquable. J'étais descendu à Guillaumes pour faire quelques achats que m’avait demandés Zoé ou peut-être Eulalie. Maintenant je faisais partie de la maison et je devais me dépêcher pour apporter à Zoé (ou peut-être Eulalie) deux cubis de vin et de la charcuterie qui faisaient besoin pour le repas de midi. Et me trouvant seul dans ces virages vertigineux, soudain j’ai pensé “Guillaume(s), quel(s) Guillaume(s)?” et aussitôt après “Tant de roches rouges!”, et aussitôt après je me suis souvenu qu’à un moment de ma vie, et jusque tard encore, j’avais voulu être poète. Et c’est à ce moment que le nom de Denis Roche m’est venu à l’esprit.
Le fait est qu’ici (dans le cabinet de l’analyste), au fil des ans, je n’ai pas raconté mon histoire. J’ai raconté beaucoup de choses relatives à mon histoire mais je n’ai pas raconté mon histoire. Et parmi les choses que j’ai racontées, qui me venaient à l’esprit, beaucoup étaient inventées, purement imaginaires, encore que faites souvent de collages (ou de montages) de choses qui m’étaient réellement arrivées, la règle freudienne primordiale de la “libre association” voulant que je ne me soucie pas de la distinction entre celles qui étaient réelles et celles qui étaient inventées.
dimanche 1 septembre 2024
Voyage au Mexique
Un autre jour il m’a dit: Je vous ai vu au Mexique avec votre femme. Vous aviez un appareil photo entre les mains, un Rolleiflex je crois, vous faisiez du tourisme et là, vous étiez devant la pyramide de Kukulkan que vous essayiez de faire entrer dans la photo. Cela vous dit quelque chose?
MOI: Nous ne sommes jamais allés là-bas. Vous êtes sûr que c’était nous?
LUI: L’image disait que c’était vous.
MOI: Quel âge avions-nous?
LUI: Oh, vous étiez jeunes, la quarantaine peut-être.
MOI: Quand nous avions quarante ans, nos enfants étaient petits, ils voyageaient avec nous. Jamais nous n’avons voyagé sans eux. Ou peut-être deux ou trois fois à Paris, et une fois à Londres. Pas davantage. Ils n’étaient pas sur la photo?
LUI: Non, il n’y avait que vous sur la photo, et aucun autre touriste. Vous sortez d’une forêt où volent des perroquets ou des oiseaux de ce genre, et soudain, dans une clairière, la pyramide apparaît devant vous. Et votre femme se tient dans votre dos, tandis que vous vous approchez juste assez pour faire entrer la pyramide dans la photo. Comme on la voit, votre femme est très belle. Très lumineuse. Elle est prise de profil, dans un instant où elle se tourne, si bien que son visage est flou.
MOI: Le pire, c’est que ça ressemble assez! (Rire.) Où avez-vous pêché cela?
LUI: Et je ne veux pas m'appesantir sur le sujet, je ne voulais même pas vous en parler, mais puisque nous y sommes, autant le dire: il y a beaucoup d’autres photos aussi qui défilent à toute vitesse, associées à celle-ci.
MOI: Je ne comprends pas.
LUI: Oh, quantité de photos qui sont prises, non pas devant la pyramide mais dans votre chambre d’hôtel.
MOI: Dans notre chambre d’hôtel?
LUI: Oui, dans votre chambre d’hôtel. Vous êtes des touristes, il faut bien que la nuit vous dormiez quelque part, et même que vous fassiez la sieste, pendant de longues heures de la journée, quand il fait trop chaud pour sortir, et que vous preniez des douches. Est-ce que je me fais comprendre?
MOI: Oh, oui, maintenant je vois très bien. Vous essayez de me faire entendre que, sur ces photos, ma chère femme est dévêtue.
LUI: Elle l’est, en effet. Et pardon, mais je vous y vois aussi.
MOI: Moi aussi? Comment cela?
LUI: Cette chambre a beau être petite, elle n’en est pas moins meublée d’un grand lit, toujours défait, et d’une petite table en bois sur laquelle sont posées une machine à écrire et une rame de papier. Et puis, il y a un miroir. Un grand miroir. Vous imaginez la chose, ou faut-il que je vous fasse un dessin?
MOI: Vous voulez dire que, dans cette chambre, on nous voit tous deux dans le miroir?
LUI: Exactement. Sur beaucoup de photos, l’appareil que vous tenez entre vos mains apparaît dans le miroir, au premier plan, et votre femme se tient à côté de vous. Vous lui avez demandé de s’approcher assez pour entrer dans le cadre. Et elle se montre fièrement. D’une manière très digne et très belle. Vous pouvez me croire, ces images n’ont rien d’indécent.
MOI: Vous m’avez presque convaincu. Et puis, au point où nous en sommes, dommage que je ne les voie pas, moi aussi, ces photos. Que je ne les aie pas gardées.
LUI: Ne vous plaignez pas. Grâce à moi, grâce au pauvre fantôme que je suis, maintenant vous les verrez.
MOI: Mais on ne m’avait pas dit que vous étiez un assassin?
samedi 31 août 2024
Dialogue avec un fantôme
J'étais assis sur un banc de la Promenade des Anglais, devant la mer. C'était au début d’un bel après-midi d’octobre. J'étais descendu d’Estenc, le matin, pour un rendez-vous chez le dentiste. J'étais passé chez moi pour arroser mes plantes, j’avais déjeuné d'une pizza derrière la gare du Sud et maintenant j’attendais l’heure de mon rendez-vous en me chauffant au soleil. Et je ne sais pas où j’en étais de mes réflexions quand il est venu s’asseoir à côté de moi. Je ne l’ai pas vu arriver et je ne me suis pas tourné vers lui, mais le Stetson me cachait le soleil. D’abord il n’a rien dit et, en attendant qu’il ouvre la bouche, je m'étonnais de ne ressentir aucune frayeur. Presque aucune surprise. Je trouvais la situation plutôt cocasse. Pour peu, j’aurais pouffé de rire. Qu'avais-je à faire de me tourner vers lui? Il était plus grand que moi. Son ombre devait me dépasser de quinze bons centimètres. Alors, j’ai dit: "Cette fois, vous n'êtes pas armé.” Il a répondu: “Il faut croire que non.” Puis, après une hésitation, il a ajouté: “L’autre jour, en Italie, je vous ai menacé?” C'était une question. J’ai dit: “Vous brandissiez une arme.” Et lui: “Oui, c’est vrai. J’étais sous un tunnel et je brandissais une arme.”
Je me souviens mal de ce que nous nous sommes dit encore. Quelque chose comme:
LUI: Vous allez remonter à Estenc?
MOI: Oui, oui, dès ce soir. Ils m’attendent là-bas.
LUI: Je crois que ces deux femmes vous aiment bien.
MOI: Elles sont charmantes.
LUI: C’est drôle, parfois je vous imagine en train de voyager à l’autre bout du monde. Je vous vois déambuler la nuit dans une ville asiatique. Vous lisez les annonces des enseignes lumineuses qui clignotent et mélangent leurs couleurs, puis vous vous arrêtez sous un toit de tôle où on fait la cuisine pour manger quelque chose.
MOI: Je vois les marmites qui fument, les couleurs des poissons, les crevettes qui sautent dans la poêle, les nouilles que l’on sert à foison en les élevant bien haut, comme des chevelures de sirènes. Peut-être est-ce aussi parce qu’il pleut.
LUI: Oui, maintenant, une pluie qu’on voit tomber sur une foule grouillante, où on hâte le pas et on rentre la tête. Où on joue des épaules sans rien dire pour se frayer un passage. Où des réplicants et des animaux esclaves se mêlent aux humains. Où on ne se connaît pas.
MOI: Puis qui vous fait lever la tête quand vous êtes à l’abri du toiton. Vous admirez alors les cordes luisantes qui strient l’obscurité du ciel entre les façades des tours aux fenêtres éteintes.
LUI: Mais c’est aussi, d'autres fois, au bord d’une route toute droite entre des champs de maïs, où vous semblez attendre le passage d’un autobus.
MOI: Cette fois, il fait une chaleur écrasante. On voudrait voir un orage rouler à l’horizon. Voire même un cyclone. Mais l’horizon est vide.
LUI: Vous avez retiré votre veste que vous tenez par le col et qui pend, vous avez défait votre cravate et votre chemise blanche est trempée de sueur. Vous vous essuyez la nuque avec un mouchoir. Vous avez soif. Il ne faudrait pas que l’autobus tarde trop.
MOI: Une route du Texas ou de l’Oklahoma.
LUI: Oui, dans un état du Sud.
MOI: Il semble que dans les derniers temps, vous ayez eu affaire dans cette région du monde.
LUI: Vous voulez dire que, dans l’image, ce serait moi plutôt que vous?
MOI: Ce n'est pas impossible. Encore que parfois les paysages se ressemblent.
Voilà le genre d’échange que nous avons eus à plusieurs reprises dans les semaines et les mois qui ont suivi. Dans différents endroits. Bien sûr, je n’en ai parlé à personne. Je ne tenais pas à ce qu’on me prenne pour un fou. Et cela n’aurait servi à rien. Deux ou trois fois au cours de ces échanges, j’ai glissé le nom de Jean-François Heubert. Il m’a répondu qu’il ne connaissait pas cet homme. Qui était-il? J’avais le sentiment alors de savoir mieux que lui qui il était, mais je pouvais me tromper. Que c’était un fantôme ne faisait guère de doute, mais il pouvait n’être pas celui d’un assassin. Et puis, j’avais d’autres sujets en tête.
vendredi 30 août 2024
Les cavaliers de l'Apocalypse
J’ai voulu tout savoir sur l’affaire. Je n’ai pas eu à beaucoup chercher. Le public s’était passionné pour ce drame atroce et mystérieux, la presse lui avait fourni matière à nourrir sa curiosité, et dès les premiers jours la sœur du principal suspect s'était fait connaître. Elle déclarait être porteuse d’un témoignage de première importance. Elle s’appelait Marie-Odile Gaspard, elle habitait Grenoble et elle affirmait qu’au cours des derniers mois, son frère lui avait écrit d’innombrables lettres qui étaient autant de messages de détresse, dans lesquelles il lui faisait savoir qu’il était aux abois en même temps qu’il se sentait menacé. D’où venaient ces menaces? De quelle nature étaient-elles? Selon elle, tout avait commencé trois ans auparavant quand une employée de pharmacie avait mal lu une ordonnance qu’il avait rédigée. La patiente concernée était une vieille dame atteinte de la maladie d'Alzheimer. L’erreur avait fait repartir son infirmière avec un médicament recommandé pour une toute autre pathologie. Le pire aurait pu se produire. C'était l'été, le docteur était parti en vacances avec sa famille. À son retour, il avait examiné le pilulier de sa patiente et il s'était rendu compte de l’erreur. Or, il apparaissait que la vieille dame ne s’en était pas portée plus mal et que même, pendant cette période, elle avait moins souffert de ses troubles cognitifs. Le docteur Heubert était allé dire sa colère à la pharmacie, on l’avait entendu, on s'était excusé, mais, de retour chez lui, dans le secret de son cabinet, il ne s’en était pas moins lancé dans des recherches qui devaient lui permettre d'identifier de manière à peu près certaine, dans les mois qui suivirent, la molécule qui avait entrainé cette amélioration providentielle de l’état de la malade. Le reste ressemblait à un mauvais roman-feuilleton. Il n’y manquait que Fantômas.
Désormais, le docteur Heubert se savait à la veille d’une formidable invention: celle du médicament enfin capable de guérir la maladie d'Alzheimer, un produit pharmaceutique qui serait un bienfait pour l’humanité, en même temps qu'il aurait l’avantage de le rendre célèbre et accessoirement, bien sûr, de l’enrichir. Mais il devait pour cela poursuivre ses recherches, et il devait pour cela s’en donner les moyens. Il comprit vite qu’il ne trouverait aucune aide auprès des laboratoires français. Dans l’imaginaire de leurs représentants, un médecin de campagne ne valait guère mieux qu’un garde-champètre ou qu’un obscur magister de l'école publique. Ces messieurs ne pouvaient pas concevoir qu’un quidam découvre par hasard le remède à une maladie que des escouades d’éminents spécialistes, depuis des décennies, s’échinaient à comprendre et qui leur faisait s'arracher les cheveux. Il n’obtint même pas d'être reçu par eux. Mais il avait ses entrées dans certaines loges maçonniques, et grâce à elles il fut mis en contact avec un groupe d’investisseurs américains. Il leur soumit son idée, des vidéos-conférences furent organisées et on lui promit bientôt de financer ses recherches. Mais cette participation nécessitait qu’un contrat en bonne et dûe forme soit noué entre les deux parties. Il fallait qu’on apprît à se connaître. Et c’est là que les choses se compliquent.
Heubert est invité à faire plusieurs voyages aux États-Unis pour rencontrer ses partenaires, et c’est en particulier, de plus en plus souvent, à Wichita, dans le Kansas. Il y est reçu comme un hôte de marque, on lui promet monts et merveilles. Mais il y est invité aussi, de plus en plus souvent, à participer à des réunions charismatiques, auxquelles assistent avec lui des milliers de fidèles convaincus que l’apocalypse est proche, que Jésus est tout près de revenir parmi nous, monté sur un grand cheval blanc, vêtu d’une tunique blanche tachée de sang, et l’épée à la main pour occire les méchants. Ainsi doit-il se rendre à l’évidence que les personnes auxquelles il a affaire sont liées à une secte la plus radicale et la plus puissante de l’église évangélique, qu’ils en sont même les supports financiers, des supports écoutés, entendus, efficaces, jusqu’au plus haut sommet de l’état, jusqu’au Bureau oval de la Maison Blanche. Et alors, il prend peur. Il comprend que l’aboutissement de son projet dépendra de son adhésion à cette secte, et il veut faire machine-arrière. Il signifie qu’il se rétracte, mais ses interlocuteurs lui rient au nez. Ils prétendent que certaines parties du contrat ont déjà été signées, qu’il est lié à eux, que ce projet leur appartient, et qu’ils en feront ce qu’ils voudront, dans quoi il faut comprendre qu’aussi bien, au nom de leur prophétisme funèbre et délirant, ils voudront l’enterrer.
Restait à ces gens à récupérer le “cahier d’expériences” du malheureux Heubert, dont celui-ci leur avait souvent parlé mais qu’ils n’avaient jamais vu. Et depuis six mois que la rupture était consommée (ou peut-être un peu plus de six mois, tout cela manque de précision), les menaces étaient devenues de plus en plus pressantes, et c’est dans cette période que le même Heubert avait de plus en plus souvent écrit à sa sœur. Et celle-ci affirmait à qui voulait l’entendre que ses lettres étaient souvent datées du milieu de la nuit, qu’elles témoignaient d’un désarroi qui ne manquait pas de l’effrayer. “Ce pouvait être, disait-elle, quelques lignes à peine tracées au crayon, avec une orthographe fautive, des phrases interrompues, à peine cohérentes, émaillées de fulgurances tirées de Baudelaire ou de William Blake.” Et Heubert avait maintenant besoin d’un laboratoire où poursuivre ses recherches. Raison pour laquelle, faute de place dans l’appartement qu’il habitait et où il recevait ses clients, il s'était résolu à acheter la maison des Glycines. Il s’était beaucoup endetté pour le faire, ce qui ne lui laissait aucun argent pour commander les travaux ni acheter le matériel nécessaires, il pleuvait sous les toits, et d’ailleurs l'énergie lui manquait, le courage lui manquait. Il y avait des mois maintenant qu’il négligeait sa clientèle. Il avait maigri, il ne dormait plus, il vivait dans les transes. C’était lui maintenant, plutôt que ses malades, qui avalait des médicaments, toutes sortes de médicaments, auxquels il ajoutait, à partir d’une certaine heure de la nuit, des lampées de cognac. Autant dire que le docteur Jekyll était en train de se transformer en Mister Hyde, mais un Mister Hyde incapable de faire de mal à quiconque si ce n’était à lui-même, insistait sa sœur, affirmative sur le sujet. Un individu qui n'était pas loin en tout cas de perdre la raison. Et ces hommes tant redoutés, en chemises blanches, munis de sacs à dos, les yeux cachés derrière des lunettes de soleil, ces cavaliers avant-coureurs de l’Apocalypse, montés sur des bicyclettes, étaient enfin venus. Ils avaient assassiné et enterré en une nuit sa femme, ses quatre enfants et leur chien, et il ne fallait pas douter qu’ils l’avaient emmené de force, lui, pour l'occire à son tour s'il refusait de leur remettre les documents convoités, et même de le faire encore après qu’il l’aurait fait. Selon Marie-Odile Gaspard, il était clair que son frère ne pouvait pas être le coupable de ce terrible drame: c'était un honnête chrétien, il aimait sa famille. Mais bien plutôt devait-il en être considéré comme la dernière victime. Elle ne doutait pas que celui-ci (son cadet, qu’elle avait vu grandir, et elle ne manquait de montrer des photos où on les voyait tous deux quand ils étaient enfants) avait été emmené de force au cœur de cette région états-unienne du “Bible Belt” où se tramaient des complots planétaires, et qu’on le retrouverait un jour assassiné, à moins qu'on ne le retrouvât jamais.
Enfin, pour clore ce chapitre, deux points importants. Primo, Marie-Odile Gaspard affirmait qu’elle était l’unique personne que Jean-François Heubert ait jamais informée de cette histoire. Son épouse, Caroline, était quelqu’un à qui il ne pouvait pas se confier, une personne très jolie mais légère, qui n’avait jamais vraiment compté, qui ne savait rien de ses affaires, qui ne voulait rien en savoir, qui jouait au tennis, et dont il n'était d’ailleurs pas certain qu’elle lui fût fidèle. Secondo, dans sa dernière missive, Heubert l’enjoignait de détruire par le feu toutes les lettres qu’elle avait reçues de lui. “Tu ne sais pas qui sont ces hommes, écrivait-il, tu ne sais pas de quoi ils sont capables s'ils découvrent ces papiers! Par tous les saints du ciel, n’attends pas!” Si bien qu’elle les avait brûlées.
mercredi 28 août 2024
Abîme des oiseaux
Les moustiques nous assaillaient mais mon studio est trop petit pour que je puisse y recevoir six ou sept personnes (à un certain moment de la soirée, j’ai compté que nous étions dix) sans laisser ouverte la baie vitrée sur mon balcon. Aussi passions-nous sans cesse de l'intérieur à l’extérieur, et de l’extérieur à l’intérieur, en transportant nos verres, nos cigarettes et des assiettes remplies des spécialités de différents pays que chacun avait apportées, et les moustiques ne manquaient pas d’en faire autant. Évidemment, nous n’avions allumé aucune lampe sur le balcon, raison pour laquelle il était presque impossible de savoir ce que contenaient les assiettes avant d’y avoir goûté, mais il avait bien fallu éclairer le coin cuisine au fond de la même pièce qui me sert aussi de bibliothèque, de chambre et de bureau. Et bien sûr, il y avait la musique. Pour cette soirée, j’avais préparé sur mon téléphone une playlist toute spéciale, sur laquelle il avait de jolies choses, si bien que, quand ils entendaient les quelques notes introductives d’une chanson qui leur plaisait, par exemple Young At Heart dans la version qu’en donne Bob Dylan, ou California Dreamin’ chanté par Jose Feliciano, ceux qui étaient à l’extérieur rentraient pour l’écouter en s’approchant de mon enceinte Bose posée sur une étagère, au milieu de mes livres.
La soirée s’est passée ainsi, avec les moustiques qui s’en prenaient principalement à nos pieds et à nos chevilles, avec la musique que nous écoutions dans la chaleur et dans une obscurité qui rendait cette chaleur encore plus éprouvante, comme si nous étions enfermés au fond d’une cuve où nous devions mourir. Puis, tout le monde est parti, et il est resté Chloé. Je crois qu’elle les avait un peu poussés dehors, en leur disant: Mais non, ne vous inquiétez pas, je vais faire du ménage. Et elle est restée un assez long moment à vider les cendriers, à réunir les verres, à laver les assiettes, à les ranger dans mon unique placard. Je l’ai aidée comme j’ai pu, puis elle s’est assise sur mon canapé, les jambes repliées sous elle, elle a allumé une cigarette et cette fois c’est elle qui a choisi la musique. Elle m’a dit: Tu peux nous faire écouter ce truc à la clarinette d’Olivier Messiaen? Elle voulait parler de l’Abîme des oiseaux, que nous avions découvert lors d’un concert à Monaco, plusieurs mois auparavant, à un moment où quelque chose semblait possible entre nous. Je me suis donc assis en face d’elle, sur mon fauteuil de rotin, et j’ai passé la musique.
Abîme des oiseaux est extrait du Quatuor pour la fin du temps, qu’Olivier Messiaen compose en 1940, alors qu’il est détenu dans un stalag situé sur l’actuelle frontière germano-polonaise, et on se demande comment quelque chose d’aussi limpide et d’aussi aérien a pu être conçu dans des conditions aussi difficiles, si loin de la Provence natale. Nous écoutions en silence, dans le plus pur recueillement, quand un faible bruit, qui venait de l’extérieur, a attiré notre attention. C'était un bruit de fontaine, ou juste le clapotement de l’eau dans un bassin. Tout de suite, j’ai pensé à une piscine, et comme je ne connais pas de piscine qui soit dans ma rue, j’ai pensé que sans doute des voisins regardaient un film sur leur poste de télévision, avec les fenêtres grandes ouvertes sur la nuit, et que ces bruits faisaient partie de la bande-son. Pourquoi pas un film dont l’action se déroule à Hollywood? Pourquoi pas un moment de la série Junior de Zoe Cassavetes, ou quelque chose de David Lynch ou de Quentin Tarantino?
D’abord nous avons choisi de ne pas en tenir compte, mais bientôt des murmures et des rires légers, dessinés à la plume, se sont ajoutés au bruit de l’eau. Alors, Chloé m’a fait signe de la main de baisser le volume de la musique et elle est sortie sur le balcon. Peut-être faut-il que je rappelle que ma rue des Boers est une rue sans commerces, où s’alignent des immeubles bas précédés de jardins. D’abord, je ne l’ai pas suivie, elle me tournait le dos. Je la voyais penchée par-dessus le garde-corps du balcon. Elle fouillait l’obscurité du jardin situé trois étages plus bas. Maintenant que la clarinette s'était tue, on entendait plus distinctement les rires et les murmures. C'étaient des rires et des murmures d’enfants. Puis, sans se retourner vers moi, elle a glissé une main dans son dos pour me faire signe d’approcher. Et je me suis levé, et je suis venu me poster près d’elle, et je me suis penché.
Le jardin qui se trouve sous ma fenêtre est planté d’acacias aux feuillages épais. Et parmi ces feuillages indistincts, noyés dans la nuit, on voyait apparaître une tache de bleu transparent, lumineux, celui de l’eau dans l’une de ces petites piscines gonflables qu’on remplit pour les enfants quand on a un jardin et que la chaleur des nuits d’été vous empêche de dormir. Et au bord de ce bassin, il y avait une enfant, tout juste une jeune fille dont on ne voyait que le haut de la tête et les épaules nues, qui s’était adossée à la paroi gonflable et qui parlait, racontait sans doute à une autre jeune fille qui, elle, restait cachée. Et c’était comme si la clarinette d’Olivier Messiaen, qui maintenant s’était tue, avait appelé cette minime épiphanie qui nous disait que non, le monde n’était pas tout entier dans les griffes du Malin, et qu’en dépit des moustiques, des chagrins, de l’alcool et de toutes les misères qui nous assaillent, la vie mérite d’être vécue.
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