dimanche 26 novembre 2023

A Pity of Love

À l’automne 2019, j’ai animé un petit nombre d’ateliers de lecture pour les enfants accueillis au foyer Alta Riba qui se trouve installé dans une ancienne villa, au sommet de Las Planas. Depuis l’été au moins, Annie toussait beaucoup, elle était fatiguée, nous savions elle et moi qu’elle était malade mais nous faisions semblant de rien, nous parlions d’une bronchite, et comme c'était l’automne la nuit tombait très tôt. J’ouvrais mon atelier aux alentours de cinq heures et j’en repartais une heure plus tard, quand il faisait nuit. Et j’avais seulement quelques pas à faire pour rejoindre la station d’autobus qui marque le terminus de la ligne. Une placette où l’autobus fait demi-tour, sous des arbres, pour y stationner quelques minutes avant de redescendre vers la ville. Et quand je quittais le foyer, j’avais le cœur ému à cause de l’air éperdu qui se voyait sur le visage des enfants auxquels j’avais montré des mots écrits, non pas qu’ils fussent maltraités par les éducateurs chargés de les accueillir après l’école et de les préparer au repas du soir et à la nuit, mais parce que ces éducateurs eux-mêmes me paraissaient si jeunes et si désemparés de devoir se colleter avec tant de misère, de devoir consoler un tel abandon.

La villa avait dû être coquette mais elle n’avait pas été conçue pour l’usage qu’on en faisait, si bien que ses placards, ses escaliers, ses étagères débordaient d’un fourbi désolant. Le ménage y était fait, le chauffage fonctionnait mais, en cette saison, on gardait les fenêtres fermées la plus grande partie du jour, et cela sentait le plastique, l’eau de Javel, la laine mouillée et la sueur.

J’avais le cœur étreint. Et je songeais (je me souviens) au Noël qui approchait, au moment duquel certains enfants au moins ne pourraient pas quitter le lieu pour rejoindre leurs familles, ou ce qui restait de leurs familles, après quels drames, quelles violences qui les avaient défaites, et je me demandais comment ces jeunes éducateurs pourraient se débrouiller alors pour donner un semblant de gaieté à cette fête. Je ne doutais pas qu’ils feraient de leur mieux.

Or, Baptiste (notre fils) m’avait envoyé de Paris le podcast d’une interview donnée par Arnaud Desplechin, qui était alors notre réalisateur favori, et j’avais gardé ce podcast en réserve sur mon téléphone, et j’en ai démarré l’écoute, ce soir-là, au moment où je sortais (navré) du foyer pour rejoindre la station d’autobus. Et tout ce que disait Desplechin me ravissait, était de nature à me consoler, comme à mon tour j’avais besoin de l’être, jusqu’au moment où il a lu, pour illustrer son propos, un court poème de William Butler Yeats intitulé The Pity of Love. C’était un texte que je découvrais et il l’a lu en français, dans la traduction je crois d’Yves Bonnefoy, et l’émotion soudain m’a submergé.

Tandis que je montais à bord de l’autobus encore vide et que celui-ci s’ébranlait en direction de la ville dont les lumières scintillaient au loin, les larmes ont coulé sur mes joues. Car j’ai su alors, de toute évidence, qu’Annie ne souffrait pas d’une bronchite mais d’un mal beaucoup plus terrible dont nous n’osions pas dire le nom et qui l’emporterait en quelques mois à peine. Et depuis lors, et jusqu’à ce matin, où le soleil brillait, je n’étais pas retourné à Las Planas.

(Vendredi 5 mai 2023)

Un bel équipage

Un couple d’adolescents venaient à ma rencontre. Je les ai vus de loin. Déjà je ne voyais qu’eux parmi les autres passants. Leur jeunesse, leur élégance. Ils marchaient sans hâte et ils parlaient sans se toucher, l’air à peine plus grave du garçon tourné vers sa compagne, le visage à peine plus lumineux de celle-ci qui regardait droit devant, sans voir personne. Leur tranquillité. Un bel équipage descendant par un clair matin de printemps l’avenue Borriglione. Puis soudain, sans cesser de parler, il arriva que la jeune fille marque un arrêt. La voilà qui suspend son pas et qu’elle soulève à peine son pied droit, qu’elle le montre.

La jambe pliée au genou comme celle d’un cheval, elle se tient en équilibre. Vêtue comme le garçon d’un pantalon de jogging qui bouffe, d’un pull de coton et de chaussures de tennis, elle montre la chaussure de son pied droit dont le lacet est défait.

La pose me surprend. Je ne la comprends pas.

Le garçon fait un pas de plus, il dépasse son amie, puis se retourne vers elle et s’accroupit, si bien que les autres passants doivent contourner le groupe qu'ils forment et, en passant, ils leur jettent des regards obliques, amusés, attendris, envieux.

À peine a-t-elle baissé les yeux vers lui qui inclinait la tête, qui lui montrait sa nuque. Aussitôt, elle a relevé le front pour regarder de nouveau droit devant, dans le vide, continuant de parler sans que j’entende rien mais avec, sur le visage, le même sourire souverain de la jeunesse, de la tranquille amitié, de cette sorte particulière d’amitié qu’on appelle l’amour, qui est, en même temps qu’un amour de l’autre, celui de l’air frais d’un matin de printemps, du sport qu’ils venaient de pratiquer, de l’usage d’une parole mesurée qu’ils échangeaient sans hâte, d'une manière que j'imaginais précise, et je comprenais alors que le garçon qui me tournait le dos renouait le lacet d'une chaussure de sa compagne, et cette tâche n’a pas pris dix secondes avant qu’il se relève, qu’il reprenne place à côté d’elle et qu’ensemble ils se remettent à marcher. Sans me voir. Sans cesser de parler.

Alors, j’ai failli les arrêter et m’adresser à eux pour leur dire qu’ils devaient savoir, avant d’aller plus loin, que de tels gestes ne s’accomplissent pas impunément. Qu’il y a toutes les chances pour que cette petite manœuvre, par exemple, occupe leur esprit encore quand ils seront vieux. Et même encore quand ils seront morts. Alors, sous les grands peupliers, la nuit, parmi le froid des tombes, elle lui dira: 
— Te souviens-tu du jour où tu as renoué mon lacet, où pour le faire tu t’es accroupi sur le sol en me montrant ta nuque? C’est alors que je t’ai choisi.
— Je me souviens, bien sûr, répondra le garçon. Je savais ton regard sur moi. Mais alors, pourquoi tant d’années d’hésitation, tant de disputes, de refus et de larmes? Puisque tout était dit alors. Tout était su.
— Parce qu’il fallait que le temps passe. Nous étions trop jeunes, comme des anges, ce qui n’empêchait pas que nous étions faits de chair et de sang. Je ne pouvais pas t’épargner les saisons, le vent froid ni la lune...
And the shadowy hazel grove / Where mouse-grey waters are flowing, dit William Butler Yeats.
Et le sombre bois de noisetier / Où les pluies souris-grises ruissellent…
— Tu ne rentres pas tout de suite?
— Non, je fais un dernier tour dans le jardin. Chauffe-moi le lit.

(21 avril 2021)

Thelonious Monk à Nice

J’imaginais que Thelonious Monk vivait à Nice et que c’était moi. Ou que j’étais lui. À cette première proposition s’en rattachaient trois autres. La première voulait que Thelonious Monk habitât dans des hôtels, dont il changeait souvent, sans que dans aucun il y ait de piano. La seconde, qu’il se produise dans plusieurs boîtes de nuit, mais que la principale, celle où il revenait jouer chaque nuit, à une heure plus ou moins tardive, s’appelait Le Select et se trouvait dans le Passage Émile-Négrin, qui est une petite rue en pente, qui bifurque de celle qu’on appelait alors Avenue de la Victoire, à peine plus haut que la rue de la Liberté. La troisième des propositions secondaires était la plus curieuse et peut-être la plus inventive. Elle disait que Thelonious Monk avait besoin de s’asseoir à un piano, le matin, pour composer ses œuvres, les retravailler dans le moindre détail, et préparer ainsi celles de ses compositions qu’il jouerait le soir, quand les clubs accueilleraient leur public, et que ce travail de répétition, il avait l’habitude de s’y livrer au Select.

J’avais vingt ans alors et je savais très peu de choses sur le pianiste. J’avais lu le chapitre que Lucien Malson lui consacre dans le petit livre intitulé Les maîtres du jazz (Que sais-je?, n° 548), j’avais écouté un peu de sa musique sur des disques vinyles, qui m’avaient ébloui, et j’avais vu des photos qui le montraient grand et lourd, portant la barbe et le chapeau. Pas plus. Or, je n’étais ni grand ni lourd, je ne portais ni la barbe ni le chapeau, mais je le voyais comme si c’était moi arriver au Select le matin, quand la porte était grand ouverte sur la rue, que les chaises étaient retournées sur les tables, que le personnel d’entretien faisait le ménage à coups de serpillières flasques comme des poulpes qu’on jette sur les galets de la plage, et que, à l’odeur du tabac froid, se mêlait celle de l’eau de Javel. Avec ce même geste toujours de poser son chapeau sur le piano, avant d’en relever le couvercle, de s’asseoir et d’enfin poser les mains sur la clavier pour jouer, pendant une heure peut-être, en reprenant inlassablement des phrases, des accords compliqués, sans se soucier de ce que les personnes autour de lui l’écoutent ou ne l’écoutent pas. 

Or, en réalité, Thelonious Monk gardait son chapeau sur la tête quand il s’asseyait au piano. Toutes les photos le montrent, celles en particulier qui figuraient sur les pochettes des albums. Je ne pouvais pas l’ignorer. Mais dans mon scénario, les choses se passaient autrement. Bizarrement, je n’ai jamais pu renoncer à cette inexactitude, elle m’était nécessaire, peut-être parce qu’elle marquait que je ne me prenais pas moi-même tout à fait pour Thelonious Monk, elle signifiait que je gardais ma distance, elle m’assurait que mon invention n’était pas un délire. En revanche, le même scénario témoignait d’une clairvoyance qui me surprend aujourd’hui encore sur un point décisif.

Je découvrais le jazz au sortir de plusieurs années d’études de la musique classique, et à cette époque, quand on comparait la musique classique au jazz, c’était pour opposer celle qui était écrite à l’autre qu’on réputait improvisée. Pour nous, jeunes gens des années 68, les jazzmen étaient inévitablement des improvisateurs, et si l’on m’avait demandé comment, selon moi, Thelonious Monk procédait pour produire sa musique, j’aurais répondu qu’il écrivait ses thèmes, qui tenaient en quelques notes, qui étaient de simples prétextes, et qu’ensuite le reste s’inventait au fur et à mesure, dans le temps de la performance, en présence du public. Or, ce n’était pas du tout ce que signifiait mon scénario. Celui-ci laissait entendre que Thelonious Monk avait besoin de préparer, de construire, de répéter sa performance de manière précise, à la note près, raison pour laquelle il fallait qu’il se pointe au Select, Passage Émile-Négrin, dès le matin, et qu’il joue, avec son chapeau vissé sur la tête ou posé devant lui. Et ce n’est que bien des années plus tard, en lisant le Monk de Laurent de Wilde (1996), que je devais découvrir que le scénario que j’avais inventé était dans le vrai, plutôt que moi qui croyais savoir. Laurent de Wilde évoque en Thelonious Monk d’abord un compositeur. Il écrit : “Monk pouvait jouer chez lui le même morceau pendant des heures, peaufinant, farfouillant, pressant le jus sans relâche. Ce qui fait que, quand il montait sur scène, il était aussi prêt qu’on peut l’être” (139).

Mon scénario (dans lequel je vois comme l’invention d’un mythe personnel) contient une autre idée encore, selon laquelle l’écriture n’est pas seulement une activité matérielle, et qu’en cela elle ne s’oppose pas à la parole. J'ai dit que la musique de Thelonious Monk n’est pas une improvisation, c’est-à-dire que celui-ci ne l’invente pas dans l’ici et maintenant de la profération, mais qu’il a besoin de l’arranger, de la calculer, nous dirions de l’écrire, longtemps à l’avance, dans la pénombre d’une boîte de nuit presque déserte, semblable à une grotte des voyages odysséens, en s’aidant du piano. Mais il y a plus. Mon scénario garde encore un tour en réserve. Il dit enfin que le piano n’est pas toujours à portée de la main. Que Thelonious Monk vient s’y asseoir à un moment indispensable de sa création mais que celle-ci commence, ou plutôt se poursuit — car elle ne commence jamais, elle est toujours-déjà commencée — dans la chambre d’hôtel où il dort et où il n’y pas de piano, et bien sûr en marchant dans les rues de New York ou de Nice. 

La rêverie prend le tour d’un mythe pour dire que Thelonious Monk ne commence ni ne s'arrête jamais de composer sa musique, et qu’il le fait en particulier en marchant et en rêvant dans les rues de New York ou de Nice, comme moi je n’écoutais pas sa musique seulement dans les moments où je faisais tourner ses disques, où l’écoute présentait donc un caractère matériel, mais dans ceux aussi bien où je me promenais dans les rues de Nice qui se confondaient alors, dans mon esprit, avec celles de New York. 

On commence à écrire en se racontant des histoires, et par faire fond sur ces histoires, même si on n’est pas sûr de bien les comprendre soi-même (qu’est-ce qu’elles veulent dire, au juste?), ni si bien sûr elles correspondent à la réalité, ni si ce sont celles que le public attend.

On écrit en se laissant guider et égarer par des histoires qui sont des rêveries, et qui vous font marcher, le nez en l’air, dans les rues de New York ou de Nice, jusqu’à rencontrer Le Select qui est comme la grotte où Diane prend son bain.

Pour croire à la littérature, il faut croire à l’inconscient. Dans ma rêverie, Thelonious Monk ôte son chapeau pour jouer sa musique comme, dans le mythe, Diane se dévoile pour entrer dans son bain. Et je suis Actéon.

La Chèvre et le Samouraï

La première fois que nous nous sommes parlés, Annie et moi, c’était à l’automne 1967, nous avions seize ans, et nous étions élèves d’une classe de seconde au lycée Beau-Site. J’avais remarquée la jeune fille mince et noiraude qu’elle était alors, aux cheveux soigneusement tirés en queue de cheval, à la silhouette pure comme celle d’un caractère d’écriture arabe ou d’une branche de figuier, l’année précédente déjà, dans les couloirs du lycée du Parc Impérial, où nos regards sombres s’étaient croisés, et juste un peu mieux que croisés, mais où très vite alors nous avions détourné la tête. Tandis qu’à présent, nous nous retrouvions dans la même classe, et j’étais venu m’asseoir à côté d’elle. J’avais dit: “Je peux, cela ne t’ennuie pas?”, ma maigre expérience m’ayant appris à faire de l'extrême politesse une arme fatale de séduction. Et, cette fois, en effet, la tactique avait marché. Annie avait incliné la tête en signe d’assentiment, comme aurait fait une jeune chèvre. Et, très vite, avant que le professeur commence son cours (à moins que ce ne soit pendant qu’il faisait son cours, ou alors lorsque son cours était déjà terminé et que les autres élèves étaient en train de se diriger vers la sortie, à moins encore que ceux-ci ne fussent alors déjà rentrés chez eux, sait-on jamais), sans que nous le voulions, sans que nous leur commandions aucunement de le faire, nos deux fronts s’étaient rapprochés l’un de l’autre, nous nous étions tournés l’un vers l’autre jusqu’à ce que nos fronts se touchent presque. Et Annie pour la première fois alors m’avait parlé d’Estenc, qui était un hameau de montagne, situé à 1800 mètres d’altitude, dans l’arrière-pays niçois, à la source du Var, le fleuve côtier à l’embouchure duquel la Nice moderne s’était construite, Estenc où elle (Annie) avait passé toutes ses vacances d’été depuis l’âge de quatre ou cinq ans, tandis que moi, je lui avais parlé d’un film de Jean-Pierre Melville qui venait de sortir et dont, depuis que je l’avais vu et revu au cinéma, je m’efforçais d’en reconstituer de mémoire chaque scène, et chaque plan de chaque scène, dans leur suite.

C’était Le Samouraï, film quasi muet qui ne raconte rien d’autre que les derniers jours de la vie d’un tueur à gages, et qui se termine comme on sait par une scène où on voit celui-ci faire mine d'exécuter une sublime pianiste de jazz, au milieu de la piste d’une boîte de nuit parisienne où c’est son tour de se produire, pour en réalité se laisser abattre par la police, dont les inspecteurs qui le guettaient, qui le traquaient depuis des jours, devront constater ensuite que le barillet de son pistolet était vide.

On voit que les mondes que nous portions en nous, et que nous déposions à nos pieds en offrandes respectives lors de cette première rencontre, étaient des plus contrastés. L’un, solaire au possible, tandis que l’autre, d’une obscurité glaciale.

Au-delà de la pose adolescente, que la lecture de Nerval et la fréquentation des films d’Humphrey Bogart avaient sans doute nourrie, d’où tenais-je donc une telle inspiration? Je n’avais pas eu, hélas, à la chercher beaucoup.

En 1967, l’indépendance de l’Algérie était vieille de cinq ans à peine. Là-bas, mon grand-père maternel avait exercé depuis son très jeune âge le métier de maréchal-ferrant sur l’hippodrome du Caroubier, à Hussein-Dey, où moi-même j’étais né. J’ai découvert sur internet un témoignage le concernant, dont je ne peux pas mieux faire que d’en reproduire ici quelques lignes, non sans en repeigner les phrases. Elles disent ceci: 

”Et voilà que j'arrivais devant une forge, c'était celle de Monsieur Lucien De Santis. Eh oui! Le papa de Maité. Figure emblématique du Caroubier, aimé et chéri de tous. Je le revois comme s'il était devant moi, accompagné de son inséparable frappeur (c’était le terme qu’on employait), dont je ne me rappelle plus le nom. Il rendait beaucoup de services à la communauté. Mis à part l'exercice de son métier, qui consistait à ferrer les chevaux de course, avec des fers qu'il forgeait lui même et qu’il ajustait, soit à la forge, soit à l’écurie des propriétaires où ils se rendaient ensemble, le frappeur portant une petite forge sur son dos, tandis que lui, (Lucien) l'enclume sur l'épaule et de l'autre main un panier contenant les outils: marteau, couteaux, tenaille, limes et clous. Il faut dire qu'il n'avait pas la corpulence d'un danseur étoile. Il n’avait pas non plus besoin de s’exercer aux poids et haltères. Pas très grand, toujours coiffé d'une casquette, il en imposait par ses biceps. Je disais que cet homme était une figure emblématique du Caroubier. Son activité consistait aussi à forger des ferrures pour consolider les sulkys détériorés par des chocs ou par l’usure. Et puis, quand les chiens se mettaient à tourner sans cesse en essayant de s'attraper la queue, les gens allaient le voir aussi pour qu'il la leur coupe. Il chauffait alors un couteau sur la braise de la forge, et hop, d'un seul coup de marteau, plus de queue. Pour les oreilles, c'était pareil. Il les coupaient en pointe, pour éviter qu’elles ne touchent le sol et ramassent toutes sortes de tiques. Ce brave monsieur faisait également office, de temps à autre, de chirurgien. Chaque fois qu’un cheval devait être castré, pour des raisons évidentes d'agressivité envers les autres chevaux ou parce qu'il s'intéressait de trop près aux juments, on faisait appel à lui. Monsieur De Santis (on l’appelait aussi Monsieur Lucien) était vraiment un homme indispensable dans le quartier. La cadence régulière du marteau frappant l'enclume était un bruit agréable à entendre et j'aimais humer l'odeur de la fumée de charbon qui sortait de sa forge, ainsi que celle de la corne brûlée lorsque le fer, encore chaud, était appliqué sur le sabot du cheval pour qu'il en épouse bien la forme.”

Les derniers mots de ce témoignage, évoquant le bruit et l’odeur de la forge, correspondent à l’un des rares souvenirs directs que je garde du pays où je suis né. Pour le reste, je ne fais que rapporter ce qu’on m’a dit. Mais ce jour-là, nous étions dans la cuisine de notre appartement niçois, ce devait être en juin, au plus tard juillet 1962. Mon grand-père et ma grand-mère venaient d’arriver d’Alger par le bateau. Mon grand-père était assis sur une chaise. Tout droit et lourd. Les deux mains posées sur les cuisses. On aurait pu croire qu’il méditait, silencieux. Il était bien plutôt abruti par la violence et le chagrin. Puis, à un moment, il s’est mis à parler, sans se soucier de savoir si quelqu’un l’écoutait. Je crois que j’étais le seul alors à l’écouter, debout devant lui, entre ses jambes. Dans mon souvenir, au milieu des autres, il parle pour moi seul, mais sans me regarder. Il parle de cet employé qu’il avait, que le témoignage précédent évoque, dont le prénom pouvait être Saïd. Il raconte que celui-ci, deux ou trois jours auparavant, lui a dit: “Lucien, il faut que tu partes ?” À quoi mon grand-père a répondu: “Et pourquoi je partirais, Saïd? Je ne suis pas bien ici? J’ai fait du tort à quelqu’un? 
— Lucien, il faut que tu partes, a répété Saïd. Parce que sinon, moi je t’égorge, et j’égorge aussi ta femme et ta fille Maïté.
— Toi, tu nous égorges? Et pourquoi ferais-tu cela, Saïd? Tu veux rigoler? Où tu veux que j’aille? Tout le monde ici me connaît, depuis toujours. Et toi et moi, nous sommes des camarades.
— Tais-toi, Lucien, ne parle plus, c’est pas la peine. Je te dis que tu prends ta femme et ta fille par la main, vous remplissez une valise, et demain vous êtes sur le bateau. Sinon, tu comprends, il faut que je vous égorge. J’en ai reçu l’ordre. Sinon, c’est moi qu’ils égorgent. Tu m’entends, Lucien?

Et pendant les cinq années qui s’étaient écoulées depuis lors, j’avais appris que je devais me taire. Que les Français de métropole, quand ils s’adressaient à nous, n’attendaient surtout pas que nous leur parlions de ce que nous avions vécu, ou de ce que nos parents avaient vécu. Ils n’avaient que faire de nos témoignages. Ils savaient. Et ils attendaient que nous nous déclarions partisans ou adversaires de l’indépendance de l’Algérie, selon qu’eux-mêmes étaient partisans ou adversaires de l’indépendance de l’Algérie. Et d’ailleurs, ceux qu’on appelait les “pieds-noirs”, qui auraient dû être notre famille, se comportaient de la même manière. Aucune parole n’avait de sens pour eux, aucune ne pouvait être reçue, que celle qui consistait à dire dans quel camp vous vous rangiez. Autrement dit, quel mensonge vous choisissiez d'endosser plutôt que l’autre. Et si vous refusiez de choisir votre camp, parce que vous refusiez de mentir, alors vous vous retrouviez dans la même situation que le personnage de Jean-Pierre Melville incarné par Alain Delon, à propos duquel un exergue affiché sur l’écran dit qu’Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï, si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle, peut-être.

(7 septembre 2020)

samedi 25 novembre 2023

Rue Dabray

Les patrons tenaient des chambres meublées au-dessus du bistrot. J’en ai loué une pour la semaine. L’appartement que j’avais habité avec ma femme se trouvait à quelques rues de là, dans un quartier aux immeubles cossus. Mais aussitôt après sa mort, j’ai su que je ne pourrais plus y vivre. J’y étais demeuré jusqu’à son enterrement, parce que nos enfants avaient fait le voyage et que nous avions quantité de démarches administratives à accomplir. Mais le lendemain qu’ils étaient repartis, j'étais venu me promener du côté de la rue Vernier, où j'ai grandi.

J’ai marché au hasard. Je suis entré dans ce café de la rue Dabray parce qu’il pleuvait et j’ai commandé un verre de vin. Il n’était pas dans mes habitudes de boire du vin au milieu de l'après-midi, mais je commençais une autre vie, il fallait marquer le passage, prendre de nouvelles habitudes.

Je n’étais pas seul à perdre ainsi mon temps. Plusieurs hommes étaient groupés devant le comptoir, et l’un d’entre eux parlait d'un différend qu'il avait avec un certain Victor. Il était grand et fort. Il portait une lourde veste de cuir noir ouverte sur un pull-over. Il appuyait ses propos de gestes de la main en répétant le prénom de Victor. Il haussait les épaules. Il ne voulait pas exagérer la chose, il répétait que la perte serait minime, qu’il avait d’autres chats à fouetter, mais enfin il n’aimait pas qu’on le prît pour un imbécile, et les autres écoutaient en hochant la tête. Je songeais que celui qui parlait pouvait être le patron d’une entreprise de transport, tandis que ceux qui formaient son auditoire étaient ses employés. Mais la plupart d’entre eux avaient déjà trop bu pour conduire un camion.

Je me suis éloigné de leur groupe, je suis allé me planter devant la vitre et ma curiosité a été éveillée par des femmes africaines qui attendaient sous la pluie, de l’autre côté de la rue. Certaines portaient de grandes robes colorées avec des turbans, quelques-unes s’abritaient sous des parapluies et les plus hardies riaient en lançant des plaisanteries par-dessus la tête de leurs camarades. Un buveur s'est approché de moi et, sans que j'aie eu besoin de lui poser de question, il a murmuré qu’elles venaient là chaque semaine pour un cours de français réservé aux migrants, mais que cette semaine leur professeur était en retard.

J’ai voulu attendre, et quand celle-ci est arrivée, j’ai vu que le professeur en question était une femme. Une jeune femme d’une trentaine d’années, très mince, blonde aux cheveux courts. Elle fumait une cigarette en même temps qu’elle cherchait les clés enfouies dans son sac. J’ai pensé à la fois qu’elle était italienne et qu’elle ressemblait à Françoise Sagan. Puis, quand la leçon a été finie, deux heures plus tard, que les femmes africaines se sont échappées comme une volée d’oiseaux, et que leur professeure a refermé la porte du local associatif, il pleuvait encore et je me tenais debout derrière la vitre, mais je n’ai pas osé la suivre.

Sans doute, la chambre que je louais, au premier étage, au-dessus du bistrot, n’était guère confortable, mais elle m’a fourni un abri sûr jusqu’au mardi suivant. Je voulais rencontrer la professeure de français. Je voulais assister à son cours, assis au fond de la salle, et peut-être lui proposer mon aide. Il devait bien exister des lieux où elle allait donner ses cours d'alphabétisation et où je pourrais me rendre utile. Dans l’attente, j’avais besoin de vêtements, d’un rasoir, de quelques livres. Il me suffirait de retourner chez moi pour les choisir. Je remplirais un sac et le rapporterais ici. Mais je n’ai pas pu m’approcher de l’immeuble. Une nuit où j'ai essayé de le faire, quand je suis arrivé au bout de la rue Verdi, un mur invisible m'a soudain arrêté.

Ce n’était pas que je craignais de rencontrer le fantôme de ma femme là où il pouvait errer, au milieu de nos meubles, dans les pièces et les couloirs que nous avions habités ensemble, où elle avait souffert. Ce fantôme ne m’effrayait pas. Il me rendait visite chaque nuit, et il était toujours le bienvenu. Mais je ne pouvais plus envisager de profiter du luxe dans lequel nous avions vécu. Celui-ci m’avait paru souhaitable et justifié du temps où nous formions un couple, mais mon existence solitaire le rendait superflu. J’aurais trouvé indécent de m’asseoir dans les mêmes fauteuils, de prendre un bain dans la même porcelaine blanche et, debout devant le miroir, d'ajuster le col des mêmes chemises.

(19 novembre 2019)

Impression d'oiseaux

Debout devant l’imposante bâtisse, la tête levée pour voir les fenêtres de l’appartement situé au-dessus des classes, il était un peu plus de midi, le ciel gris et froid, en passant la curiosité m’a pris, comme je montais les escaliers du côté opposé de la cour, je me suis arrêté, j’ai levé la tête, renversé serait trop dire, encore que notre appartement soit au plus haut,

qu’il regarde la mer, en cet instant (la mer) je lui tournais le dos, j’étais chaudement vêtu, les mains enfoncées dans les poches de mon blouson, je me dirigeais vers le réfectoire de l’école et j’ai levé les yeux vers les fenêtres de l’appartement que j’avais quitté le matin, les vitres nues où, de l’extérieur, il m’arrive d’apercevoir la silhouette en transparence de quelqu’un des miens qui se tient debout et me fait signe,

le ciel gris et froid: entre l’escalier où je me trouvais, conduisant au réfectoire, et la façade de la maison, l’espace d’une cour plantée d’arbres où des enfants couraient, et venant à se refléter soudain en sombre sur les vitres grises des trois fenêtres, de fines silhouettes d’oiseaux

que j’ai eu à peine le temps d’apercevoir, d’inscrire dans ma mémoire: ombres d’oiseaux traversant le ciel gris au-dessus de l’immeuble et qui venaient se projeter là en sombre, de l’extérieur, filant à toute vitesse sur le gris des vitres nues qui regardaient la mer,

que la mer irisait,

des goélands ou des mouettes mais que je n’ai pas vus dans le ciel, il eût fallu pour cela que je renverse la tête, seulement leurs traces fuyantes comme des rayures sur le verre des vitres,

une manière de photos, et l’idée que j’assistais à un événement d’une beauté absolue dont le principe se rapportait, en même temps qu’à la photo, et encore que cela se soit passé dans un silence ouaté, vertigineux (à cet instant, je n’entendais pas les cris des enfants, mais ces cris ne pouvaient pas manquer de se faire entendre, recouvrant pour moi ceux des oiseaux), à la musique.

(1996)

Son nom

Son nom est celui d’un petit mammifère de la montagne. Et, par métonymie, dans la langue du pays, c’est aussi l’un des noms qui désignent la montagne.

Chose plus étonnante, on y entend un verbe qui signifie partir, s’en aller, sans idée, dans l’emploi qu’on en fait, qu’on irait quelque part. 

Son nom signifie partir pour partir, rompre, en finir ou, plutôt que nulle part ailleurs, aller se perdre dans la montagne, pour devenir un petit mammifère fouinant dans la pénombre opulente de parfums, promener son museau, sa moustache et ses griffes sur les feuilles tombées, dans l’humus où poussent les champignons.

(9 février 2020)

Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...