samedi 25 novembre 2023

Le contrôleur

Quand le contrôleur est monté dans l’autobus, nous n’étions plus que cinq ou six passagers et déjà il faisait nuit. Depuis longtemps nous avions quitté les embouteillages du centre ville. L’autobus filait en cahotant dans les rues étroites de la cité Las Planas qui coiffe la colline. De grands immeubles blancs du haut desquels, en été, on voit la mer. Mais nous approchions de Noēl, l’obscurité s’insinuait partout depuis quatre heures de l’après-midi, et notre autobus était si vieux qu’aux cahots de la route on craignait qu’il se disloque, si bien que le contrôleur devait s’accrocher des deux mains aux rampes de nickel pour ne pas perdre l’équilibre. Pourtant il vint vers moi. Son regard s’était fixé sur moi aussitôt qu’il était monté à bord. Peut-être me reconnaissait-il. Peut-être des portraits de moi étaient-ils affichés dans les commissariats de police comme ceux des criminels. Je fus pris d’un doute. Il fallait que je me sois endormi. Je m’empressai d’exhiber mon ticket mais il me le rendit aussitôt sans cesser de me dévisager. Je voyais qu’il hésitait, puis il dit:
— Qu’allez-vous faire là-haut?
Sa question était improbable et totalement inadaptée. À un autre moment je lui aurais répondu que cela ne le regardait pas, mais peut-être avais-je envie de parler de l’endroit où j’allais. Personne jusque-là ne m’avait donné l’occasion de le faire. Depuis combien d'années effectuais-je le même trajet, semaine après semaine, et maintenant j’étais vieux. J'essayai de lui répondre de manière précise. Ce n’était pas le moment de tomber dans le sentimentalisme. Je dis:
— Je vais enseigner la lecture à des enfants. Ce sont de pauvres enfants, voyez-vous. Ils vivent dans un foyer de ce qu’on appelait autrefois l’assistance publique, et le soir est toujours un moment difficile pour eux. Alors je leur raconte des histoires, je leur lis des poèmes, je leur chante des chansons anciennes, et je leur montre des mots tirés de ces chansons.
Il m’avait écouté en hochant la tête. Il dit:
— C’est bien ce que je pensais. On m’a parlé de vous, et des enfants, bien sûr. Je n’étais pas certain que vous existiez vraiment. Mais, ce soir, je dois vous rappeler que cet autobus sera le dernier sur la ligne. Il fera demi-tour au plus haut de la cité et, si vous ne l’attrapez pas, il vous faudra redescendre à pied.
Je ne me souviens plus comment, ce soir-là, s’est passée ma visite, seulement qu’ensuite, quand je suis redescendu, il faisait froid et que parfois j’apercevais un éclat de mer sous les nuages lourds, au bout des rues.

(4 décembre 2019)

Le club des amateurs de pluie

Dans nos quartiers, près des gares, à l’entrée des hôpitaux, sous les bretelles d’autoroutes, les seules nuits où on trouve le sommeil sont celles où il pleut. Un café reste ouvert et éclairé où nous sommes quelques-uns à regarder la pluie qui balaye la rue. Nous nous racontons des histoires. Nous évoquons d’autres lieux et certaines circonstances de nos vies. Il nous arrive de douter nous-mêmes si nous n’inventons pas. Puis, à la première accalmie, une femme quitte le groupe pour rejoindre d’un pas rapide son immeuble. Elle nous fait des signes de la main en allant sous la pluie, et on sait qu’elle aura quelques heures de bon sommeil avant de reprendre son service à l’hôpital ou ailleurs. Et on sait qu’elle aura des rêves qu’elle racontera le lendemain, au café du coin de la rue où nous nous retrouvons et qui reste ouvert jusque tard dans la nuit.

Quand vous avez quitté le groupe, quand enfin vous dormez dans votre lit, vous savez que le café du coin de la rue reste ouvert et éclairé, et qu’il s’y trouve encore quelques individus semblables à vous, aussi seuls, aussi perdus, qui regardent la pluie. Ils veillent sur votre sommeil, comme à d’autres moments vous veillez sur le leur. Les hommes se tiennent debout derrière la porte vitrée, les mains dans les poches, ou même parfois à l’extérieur, quand la pluie n’est pas trop violente, quand le jour commence à se lever derrière les grands immeubles. Et bien sûr ces nuits ne sont pas toutes les nuits, elles ne sont même qu’un petit nombre de nuits parmi les autres, mais ce sont celles dont je me souviens. À partir d’un certain moment de ma vie, les autres nuits et les jours entre ces nuits n’ont plus compté. Le soleil m’a fait horreur. Il ne m’est plus resté que ces nuits pluvieuses et leurs petits matins. Et je crois pouvoir affirmer qu'il en fut de même, et qu’il en est de même aujourd’hui encore pour les autres membres de notre petit groupe. Même si j’ignore leurs noms.

(Automne 2019)

L’infirmière du couvent

Il est vieux et le dernier habitant d’un immeuble étroit et haut de cinq étages, isolé derrière une gare de triage, à l’écart de la ville. Il y occupe à lui seul un appartement assez grand pour une famille mais encombré de livres au point qu’il lui est difficile d’y circuler. Tous des romans d’aventure aux couvertures peintes: images grossières, vivement colorées, de scènes d’attaques et d’enlèvements, de masques, de luttes, de diligences, de poursuites en voiture, de baisers, d'assassinats au poignard, de coups de feu échangés, de tortures terribles, d’aveux, de terrasse du casino de Monte-Carlo éclairée dans la nuit, avec le bruit de la roulette qu’on devine en arrière-plan, la voix du croupier, de robes du soir, de fume-cigarette, de James Bond, de Fantômas, du docteur Fu Manchu, de Rouletabille, d’Arsène Lupin, de Sherlock Holmes, du chien des Baskerville hurlant sur la lande, de Lovecraft, de barques glissant dans l’obscurité d’un port entre les coques des hauts navires amarrés. De Maigret et sa pipe. Des livres de poche, des fascicules et des journaux de tous formats, imprimés sur du mauvais papier, dont beaucoup se déchirent, menacent de se défaire et que, dans ce cas, les mains expertes du vieux bouquiniste glissent dans des enveloppes transparentes, et dont, à leurs titres, on voit qu’ils sont écrits dans différentes langues européennes, et même en russe, en arabe, en chinois, en japonais, en hindi.

Comment se passent ses journées? En se dirigeant vers la ville le long de la voie ferrée, il rencontre le premier bistrot à quelques centaines de mètres de son immeuble. Il s’y rend à pied chaque jour pour déjeuner, puis il revient comme il est allé, et il y retourne le soir encore. Mais le soir, aucun repas n’y est servi, alors il boit quelques verres au comptoir en attendant la fermeture au milieu des autres, sans trop se mêler à leurs conversations, puis il se sépare du petit groupe devant la porte, sous l’enseigne qui s’éteint, et il rentre chez lui. Il dîne d’une poêlée de légumes, ou d’une boîte de conserve, parfois seulement de café et de pain. Près du bistrot, un bureau de poste où il retire et dépose les paquets de livres qu’il achète ou qu’il vend par correspondance. Jamais rien de très volumineux, et ce n’est pas tous les jours. Et une épicerie qui lui fournit les denrées indispensables pour ses repas en solitaire. Trois ou quatre fois par an, un voyage en train vers une foire où s’échangent des livres, de vieux disques vinyle et des timbres. Elle se tient en Bourgogne, sur la place d’un marché couvert, ou alors en extérieur, sur la place de la mairie ou de la cathédrale, avec des bâches qui abritent les étals du soleil ou de la pluie selon les saisons, une seule de ces villes étant assez lointaine pour qu’il doive y dormir une nuit, dans un hôtel près de la gare, et c’est à peu près tout. Et puis, un soir de mai...

Il retourne chez lui dans l’odeur de pluie et la nuit qui descend, et de loin il aperçoit une grosse automobile stationnée au pied de son immeuble, il reconnaît une Cadillac, et il distingue les silhouettes de deux hommes debout, tournés vers lui, qui l’attendent, et tout de suite il a peur. Ses jambes se mettent à trembler, il se dit qu’il va mourir et que peut-être il devra souffrir avant de mourir, il a lu cela dans les livres qu’il lit, qu’il achète et qu’il revend, si bien qu’il songe à s’enfuir, à s’en retourner vers le bistrot, à courir aussi vite qu’il peut et appeler au secours, mais il sait que ce serait inutile, la place où se trouve le bistrot est maintenant déserte et d’ailleurs il n’aurait pas le temps de l’atteindre, à peine ferait-il mine de rebrousser chemin que les deux hommes monteraient dans la voiture et que celle-ci démarrerait en trombe, cinglerait vers lui, les phares allumés dans la nuit violette, alors il se dit qu’au contraire il doit garder son calme. 

Il continue d’avancer au même rythme, en essayant de ne pas trop regarder les hommes dont les silhouettes grossissent dans le paysage nocturne et désolé de ce faubourg, tout deux en chemises blanches, le col ouvert et les manches retroussées, une veste jetée pour l’un sur l’avant bras, pour l’autre sur l’épaule. Ils fument des cigarettes et ils sourient, et le vieux bouquiniste essaie de sourire lui aussi, au fur et à mesure qu’il s’approche. Il les voit mieux maintenant, il entend les propos qu’ils échangent en un anglais d’Amérique qu’il ne comprend pas. Il reconnaît même la marque des cigarettes qu'ils fument. Des Lucky Strike. L’un, tourné vers lui, parle en premier. Avec un fort accent, il dit: “Vous êtes monsieur Venturi? Bruno Venturi, le bouquiniste?” Et comme celui-ci acquiesce d’un hochement de tête, le même visiteur ajoute: “Nous venons de loin, nous avons pris l’avion (là, il écarte les bras pour imiter les ailes). Nous ne pensions pas arriver si tard mais nous sommes à la recherche d’un livre. Si vous voulez bien, nous monterons avec vous.” Et le bouquiniste sourit encore, du sourire triste et enfantin d'un vieil homme qui a peur. Et il montre son trousseau de clés, il le lève bien haut comme une clochette qu’il fait sonner. Et ils montent l´un derrière l´autre dans l´escalier qui tourne. Lentement. Pesamment. Et il ouvre la porte.

Ils sont maintenant chez le bouquiniste, debout tous les trois au milieu des étagères qui montent jusqu’au plafond. Le second visiteur annonce que le petit livre qu'ils recherchent est paru en italien, en 1964. Il s'intitule L'infermiera del convento et est signé Octave Morin.
— Avez-vous ce livre ? Ne perdons pas de temps. Nous pensons que oui, et il nous le faut.
Le bouquiniste hésite, il feint d’ignorer la menace contenue dans le propos, il se pince une lèvre entre le pouce et l’index, puis il dit: 
— Vous savez, beaucoup de ces modestes publications sont répertoriées sur des catalogues numériques que je peux consulter, mais d'autres ne le sont pas. L'auteur m'est inconnu, probablement un pseudonyme. Je l'ai peut-être lu, il est peut-être ici, perdu parmi les autres. Ce titre me dit quelque chose. Comme un rêve que j'aurais fait. Avez-vous une idée de ce qui s'y raconte?
Alors, le premier visiteur (il est plus grand, plus fort, avec un visage plus débonnaire) tire à lui une chaise et s'assied, les genoux écartés. Il raconte précautionneusement, en choisissant ses mots, tandis que les deux autres restent debout devant lui et écoutent. 
 — D’après ce que j'ai compris, nous sommes à Rome, en 1943, dans la confusion et la violence qui précèdent la capitulation de Pietro Badoglio et l’arrivée de nos troupes. Un officier allemand, mortellement blessé, est recueilli dans un couvent. Une infirmière le soigne. Elle prétend être suisse, protestante, membre volontaire de la Croix-Rouge suédoise, mais devons-nous la croire? Dans son délire, l’officier raconte qu’il a confié à un prêtre un carnet où se trouvent indiqués des noms, des dates, des sommes d’argent, des circonstances précises, pour qu’il le cache dans le tabernacle d’une chapelle. Mais que, depuis, il a appris que ce prêtre était mort, probablement exécuté par un réseau de partisans communistes. L’officier veut donc récupérer le carnet qui lui servira de sauf-conduit pour s'enfuir d'ici et retourner à Hambourg où sa famille l’attend. Mais Hambourg est alors sous les bombes et que reste-t-il de sa famille? L’infirmière ne doute pas qu’avec ou sans ce carnet dans la poche de sa vareuse, l’officier mourra bientôt de ses blessures qu'elle soigne avec du linge mouillé. Elle est jeune et belle. Libre. Intrigante. Ambitieuse. La nuit elle se penche vers lui pour éponger son front. Éhontément, elle use de ses charmes pour convaincre l’officier de lui livrer le nom de la chapelle dans laquelle le carnet est caché, en promettant de le lui rapporter aussitôt et de s’enfuir avec lui. Et, dans son délire, l’officier confond l’infirmière avec une cousine (ou sa sœur?) dont il était amoureux. Il l’appelle par son nom: “Magdalena!” Dans le même délire, il livre son secret et aussitôt il meurt. Puis, Rome est libérée, et il faudra un an et demi encore pour que la guerre se termine. Enfin, un épilogue montre la même créature en 1955. Elle conduit une voiture décapotable dans les rues de la Ville éternelle. Il fait soleil. Elle porte des lunettes noires et un long foulard rouge comme sa voiture. Elle se rend au Vatican. La voici maintenant qui marche à grands pas, des pas aussi grands que permet l’étroitesse de sa jupe, en martelant le sol de ses hauts talons, dans des couloirs où les portes s'ouvrent à deux battants devant elle. Jusqu'à celle d'un bureau où un prélat, qui paraît de haut rang, se lève de sa chaise et vient à sa rencontre pour lui baiser la main. Il dit: “Contessa, à quoi devons-nous le plaisir de vous voir?” Et l’histoire se termine là.

La nuit se passera ainsi... Les visiteurs sont assis sur des chaises inconfortables et ils lisent ce qui leur tombe sous la main. Quelquefois, ce sont des bandes dessinées qui les font rire comme des enfants, d'autres fois ils sont graves, d'autres fois encore ils somnolent et la cigarette qu'ils fument roule sur le sol. Pendant ce temps, le bouquiniste poursuit ses recherches. Il disparaît de longs moments dans d'autres pièces. On le voit grimper en haut d’une échelle, on le voit ramper à plat ventre pour fouiller dans les rayons les plus bas, où la poussière le fait éternuer, puis, en s’époussetant, il revient consulter son ordinateur hors d'âge. À un moment, très tard, il ose enfin une question: 
— Savez-vous pour quelle raison ce livre est important? 
C'est toujours le même visiteur qui répond, celui qui a raconté l’histoire de l’infirmière. L’autre pendant ce temps regarde, écoute et semble attendre le moment d'entrer en action avec des tenailles, une scie à métaux, une perceuse électrique, pour le faire parler.
— Nous l’ignorons. Nos experts de l’Agence, eux, le savent. Notre rôle consiste à le ramener à tout prix. C’est notre job, voyez-vous? Ne m’en demandez pas davantage.
Le bouquiniste feint toujours d’ignorer la menace. Il poursuit son idée et dit:
— Nous devons imaginer que le carnet existe bel et bien, et que le livre que vous cherchez mentionne le nom de la chapelle où il a été déposé… (Ici, un silence. Le bouquiniste réfléchit, il hésite. Son interlocuteur ne l’aide pas.) Une chapelle où peut-être, après tant d’années, il se trouve encore... 
Le visiteur acquiesce, et c’est lui à présent qui enchaîne. Il dit: 
— Et le personnage de cette infirmière libertine, faut-il croire qu’il ait existé? Si ce n’est pas le cas, s’il n’existe aucune infirmière libertine qui soit devenue contessa en vendant le carnet à certaines autorités vaticanes qui se seraient compromises dans des actes de collaboration, alors, oui, le carnet peut se trouver toujours à sa place dans le tabernacle, et du coup notre mission prendrait un sens, puisqu’il s’agirait, grâce à vous, de le récupérer.
Venturi ne répond pas. Il s'éloigne. Il fait trois pas dans le couloir puis il revient. La tête baissée, il marmonne:
— Rome compte des dizaines, voire des centaines d'églises et de chapelles désaffectées. On n'y dit plus la messe, elles sont fermées. Et si le calepin a été déposé dans le tabernacle de l'une d'entre elles, alors, oui, il peut y être encore.

À un moment de la nuit, ils ouvrent des boîtes de conserve et une bouteille de vin. Ils mangent des maquereaux et des sardines sur des tranches de pain. Le bouquiniste ajoute à ce régal un bocal de cornichons. Plus tard encore, il fera cuire des œufs et du jambon dans une poêle. L'infirmière du couvent semble oubliée. Se peut-il qu’elle soit réellement oubliée? Qu’au matin, les deux Américains repartent sans elle? Le bouquiniste ne le croit pas, et comme il ne veut pas mourir, alors il continue de raisonner. Tant qu’il raisonnera et qu’il fera raisonner ses bourreaux, il restera en vie. Il dit:
— Ou peut-être devons-nous prendre les choses à l’envers, peut-être pouvons-nous imaginer que votre Agence possède déjà le livre, que vos experts l’ont déjà lu, qu’ils en savent la valeur, qu’ils n’ont plus rien à apprendre de lui, pas la moindre information, mais qu’ils veulent à tout prix éviter que la partie adverse, à son tour, s’en empare, ce qui signifierait qu'il faut à tout prix localiser et détruire les autres exemplaires qui sont susceptibles de dormir sur les étagères de vieux bouquinistes comme moi. Et qui dit que, d’après leurs calculs, le mien ne soit pas le dernier?
Le visiteur le regarde, plisse les yeux et sourit: “On m'avait dit que les bouquinistes français étaient tous des ivrognes…”
Venturi lui répond: “On ne vous a pas menti. Surtout les italo-français qui vivent, comme moi, près de la frontière belge… Mais le vin rouge n’empêche pas de raisonner.”
Le visiteur acquiesce: “Votre hypothèse me paraît la plus probable. Il faut que nos analystes aient eu le livre entre les mains pour évaluer l'importance des informations qu'il contient, et nous envoyer ici, auprès de vous…”
Venturi l’interrompt: “De quand date la dernière visite d'un pape aux États-Unis?”
Le visage de son interlocuteur s’illumine. Il dit: “Je revois des images à la télévision. Elles sont déjà anciennes. Vous voulez dire qu’une prochaine visite serait prévue? Qu’elle serait en préparation? Et que nous aurions pour mission, en quelque sorte, de déblayer le terrain?”
Cette fois, son comparse se réveille. Il dit: “Je crois qu’il ne fait de mystère pour personne que la plus haute administration vaticane est infiltrée par la Mafia. Peut-être, sans le savoir, sommes-nous engagés, mon camarade et moi, à défendre le Saint Siège et, à travers lui, la Présence réelle…”  

À l'aube le bouquiniste extrait le fascicule d'une pile, il l'époussette et le remet au visiteur. L'Américain y jette un coup d'œil. L'illustration de couverture montre l'officier allemand couché dans son lit. Il souffre, agonise, tandis que l'infirmière outrageusement sexy fait mine de panser une blessure béante au haut de sa cuisse. L'Américain dit: “Vous n'imaginez pas comme vous me simplifiez le travail.”
Le bouquiniste répond: “Je crois deviner.”
Et le visiteur ajoute: “Bon, eh bien, avant que nous partions, ce livre a un prix.”  
Sa veste est restée suspendue au dossier d'une chaise. Il en retire, d'une poche intérieure, une grosse enveloppe qu'il remet au bouquiniste. Celui-ci la garde dans ses mains sans oser l'ouvrir. Le visiteur explique: “Vous trouverez là un billet d'avion pour Key-West. Un aller simple. Un studio y est réservé à votre nom, avec un petit balcon sur le port de pêche. Les apéritifs, à la tombée du jour, sont délicieux. Vous n'aurez pas à vous soucier du loyer. L'appartement nous appartient. En outre, l'Agence vous a ouvert un compte bancaire suffisant pour vous fournir en boîtes de conserve le reste de vos jours, et quelquefois en langoustes. Le vin rouge de là-bas vous décevra sans doute mais, avec un peu d’entraînement, vous saurez vous rabattre sur la bière et le bourbon... Ne tardez pas ! Si nous vous avons trouvé, les autres ne manqueront pas de vous trouver aussi. Ils nous suivront de près. Et ils ne vous feront pas de cadeau. Ce ne sera pas comme avec nous.”

Le bouquiniste baisse la tête, il est ému et remercie. Déjà les visiteurs sont partis. Le vieil homme se tient à la fenêtre. Il fume une cigarette. L’air des nuits de printemps est délicieux pour tout le monde. Même au milieu des pires difficultés. Surtout au milieu des pires difficultés. Il les voit, en bas de l’immeuble, qui montent dans la voiture, celle-ci démarre, mais à peine a-t-elle parcouru une centaine de mètres, qu’elle s'arrête et fait demi-tour. Alors, le bouquiniste descend à leur rencontre. Il ne saurait dire quel espoir ou quelle crainte le pousse à descendre si vite les cinq étages sans ascenseur de l’immeuble désert, mais il descend. Le visiteur est sorti de la voiture. Il attend le bouquiniste devant la portière grande ouverte. Il dit: “Avouez, Venturi, vous ne comptez pas partir?” Et Venturi répond: “Je ne parle pas anglais. Tous mes livres sont ici.” Le visiteur hoche la tête. Il ne s’attendait pas à une autre réponse. Il dit: “Alors, prenez ceci.” Il ouvre la main et lui montre une petite boîte en fer. À l'intérieur, une capsule de cyanure. Il dit encore: “S’ils viennent, ne tardez pas, ce serait inutile.” Le bouquiniste prend la boîte, remercie et remonte chez lui. Trois mois plus tard, on le trouve assis, le front posé sur son bureau. Il est mort. Derrière lui, les livres ont été pris dans un maelström. Mais Venturi semble ignorer ce désordre, et l'autopsie montrera qu'il n'a eu à souffrir d'aucune violence hors celle, rapide, du poison qu’il s’est lui-même administré.

(Janvier 2020)

vendredi 24 novembre 2023

Intermittences

L’intérêt que l’on prend à ces choses est difficile à expliquer. L’un habite un appartement où il finit par ne plus occuper que la chambre et la cuisine qui donnent sur une cour. Surtout l’été. Il ferme les volets de toutes les autres pièces pour ménager une pénombre poussiéreuse et il se réfugie côté cour. Côté rue, une grande pièce où sont rangés ses livres. Meublée, en outre, de fauteuils couverts de draps blancs et d’une table en bois massif qui lui servait de bureau, mais où il n’entre plus désormais que pour choisir des livres qu’il va lire côté cour. Quantité de livres s’empilent sur la table où ils forment un champ de ruines. Et, les volets tirés, il lui faut faire de la lumière pour choisir parmi les livres, même en plein jour. Côté cour, en revanche, les fenêtres restent ouvertes nuit et jour, afin qu’y pénètre la clarté des étoiles et qu’y résonne la musique qui se joue parfois chez d’autres habitants qu’il identifie mal, dont l’un se penche parfois pour étendre du linge, fumer une cigarette, arroser des fleurs, ou nourrir un oiseau qu’on entend piailler dans sa cage. Clarté de la lune et des étoiles la nuit, de la musique quelquefois, comme des bouffées venues du port. Il arrive qu’il fasse jouer lui aussi de la musique. Quand c’est le soir et qu’il prépare une poêlée de patates, il fait jouer sur une petite enceinte les enregistrements stockés sur son téléphone. Et c’est à peu près tout.

Le cimetière ne se voit pas. D’où s’ouvrent vos fenêtres, le cimetière de la ville reste caché. Il est sur une colline couverte d’arbres, où bruit une cascade et d’où des ramiers s’envolent. Une colline qui forme promontoire devant la mer et sur le port, d’où s’envole la nuit une chouette au regard grave. Se pourrait-il que, survolant les toits de la ville, elle parvienne jusqu’à vous? Se pourrait-il qu’elle pénètre comme en un songe par la fenêtre ouverte de votre chambre, qu’elle se perche sur un meuble et vous considère de son regard attentif de maîtresse d’école? Qu’elle annonce votre mort prochaine ou vous rappelle peut-être que celle-ci s’est déjà produite, dans le cas où vous l’auriez oublié? Qu’elle évoque le corbillard chargé de votre corps qui a gravi les allées sinueuses du cimetière crépitant de soleil, tiré par deux chevaux? Qu’elle vous raconte que, sous un pin, ce corps a été descendu avec des cordes dans la tombe, puis cette tombe refermée devant un petit groupe de témoins? “Faut-il qu’une fois de plus je parcoure de mon vol maladroit tout le ciel de la ville pour te rappeler cette scène?” dit-elle encore. Et vous, vous revoyez bien ces images, en effet, comme si c’était hier, comme si c’était un film. “Pourtant, ajoutez-vous, comment puis-je être sûr que cet enterrement fût le mien?”

La musique arrive par bateaux dans le port où les marins descendent. Ceux-ci se répandent dans la ville pour des escales au gré desquelles ils se faufilent jusque dans les rues les plus étroites, grimpent des escaliers, leur béret à la main, pour gagner des chambres d’ouvrières situées sous les toits. Et les rats font de même, nous apportant la peste. Vous protestez que cette comparaison est bien injuste pour les marins, moralement rebutante, mais la justice ni le simple respect humain n’ont rien à voir dans cette affaire. Car la musique que vous entendez résonner par bribes, le soir, dans la cour de votre immeuble, n’en est pas moins une maladie de l’âme, non point qu’elle vous tue comme font les maladies du corps, mais parce qu’elle a le pouvoir de vous rendre désirable la mort, ce qui est autrement plus abject. Avec ses airs (ses yeux) de couturière fatiguée, sortant de l’atelier parmi le groupe de ses camarades, bavardant avec elles, pour s’en séparer à petits pas hâtifs, un sourire sur les lèvres, le regard baissé, aussitôt qu’elle vous aperçoit. Vous avez connu la chose. Encore qu’en cette circonstance vous n’étiez pas vous-même le marin, si mon souvenir est exact, mais un monsieur élégamment vêtu qui se tenait à attendre sur le trottoir d’en face. Confus de se trouver là, tournant les talons comme s’il craignait d’être vu, et qui s’est éloigné. 

Débarquent nuitamment des cercueils qui ont voyagé à fond de cale, traversant des tempêtes, et dont l’un au moins, à cause d’une maladresse des marins qui le transportent, se fracasse sur le quai. S’ouvre et laisse échapper une cohorte de rats.

Louis Renart est un écrivain français qui voyage aux États-Unis. Il se livre à une enquête dans les bibliothèques publiques de villes où il s’arrête pour quelques heures ou plusieurs jours parfois. Il consulte les manuscrits d’un certain auteur, Edward Blake, qui composa voici plus de cent ans une œuvre vouée à l’étrange, dont il paraît persuadé qu’une partie peut-être la plus significative reste à exhumer. Il répertorie, décrit dans leurs aspects matériels, photocopie, traduit, annote, édite en temps réel sur son site internet, les documents que lui apportent à sa demande des personnels surpris de découvrir que leurs soupentes conservaient des archives d’Edward Blake, personne ne les ayant jamais réclamés jusqu'alors. Des boîtes de carton qu’ils déposent sur sa table et dans lesquelles ils le laissent renifler, fouiller pendant de longues heures. Parfois la nuit. Dehors il neige. Puis, le lendemain encore, quand des clochards viennent s’abriter du froid, quand des jeunes gens rient et flirtent en ouvrant leurs sacoches. Et le plus extraordinaire est que Louis Renart éprouve le besoin de vous tenir personnellement et quotidiennement informé des étapes de ce voyage, par des courriers électroniques qu’il vous adresse depuis le même ordinateur portable où il recueille une bibliothèque numérique, la plus complète jamais réunie concernant Edward Blake, des courriers que vous réceptionnez à toute heure du jour et de la nuit dans cette ville du Sud de la France où s’épuise votre grand âge.

Question: Quel lien entretenez-vous avec Louis Renart?
Réponse: Un jour, j’ai reçu un courrier de lui sur ma boîte électronique. Il évoquait la figure d’Edward Blake. Comment avait-il eu mon adresse? je l’ignore. Mais depuis cette date, il n’a plus cessé de m’écrire. Et il m’arrive de lui répondre.
Question: Louis Renart pense, ou imagine, que vous avez connu Edward Blake.
Réponse: C’est ce que j’ai cru comprendre. Et si j’en crois certaines indications qu’il m’a fournies, il existe des dates et des lieux, en effet, où nous aurions pu nous rencontrer. Mais je ne peux attester que cette rencontre se soit produite. Je ne m’en souviens pas.
Question: Vous connaissiez son œuvre
Réponse: Il se trouve que j’avais lu deux ou trois de ses livres, des recueils de nouvelles, lorsque j’étais très jeune, et que j’en conservais un souvenir vivace.
Question: Et depuis, plus rien? Au gré de vos voyages…
Réponse: Il m’est arrivé de rencontrer d’autres lecteurs de Blake. Dans les lieux les plus lointains et les plus inattendus. Surtout, quand la lumière faiblit, il m’est arrivé de rencontrer des masques…
Question: Des masques? Pardon, mais vous voulez parler d’accessoires de bal?
Réponse: Je me souviens en particulier d’un homme à tête de chien. C’était dans les derniers moments d’un bal donné au consulat de Shanghai. J’étais sorti pour respirer dans le jardin. L’homme était grand, il m’entretint avec une emphase qui prêtait à rire. Il me parlait de son épouse comme si je devais la connaître, et je m’étonnais qu’il n’ôtât pas son masque. La chaleur était étouffante, humide. Je combattais l’envie de lui en faire la remarque, de m’en plaindre, sans doute parce que j’étais ivre et que nous continuions de boire. Comment s’y prenait-il pour boire avec ce masque? Il affirmait avoir obtenu des preuves de la liaison que j’aurais entretenue avec sa femme grâce à un certain détective qu’il employait pour ses affaires. Des serveurs muets se glissaient entre nous et remplaçaient nos coupes. "Hélas, vous n’êtes pas le premier à jouer ce rôle auprès d’elle”, s’exclamait-il en exhalant une large bouffée de son cigare, et je n’osais pas protester de crainte, si c’était un jeu, de paraître stupide. Comment s’y prenait-il pour fumer? Il m’indiqua le nom de l’hôtel où avaient lieu nos rendez-vous. Le barman m’avait reconnu sur une photo qu’on lui avait montrée, affirmait-il. Je ne sais comment je parvins à lui fausser compagnie. Plutôt que moi, tandis qu'il me parlait, il regardait la lune. Il me faisait peur. Je quittai le consulat à pied, en courant presque. Je vomis au premier coin de rue, mes tempes battaient, puis je courus encore. Je fus retenu chez moi, dans les jours qui suivirent, par une forte fièvre. À mon réveil, un journal avait été déposé près de mon lit. Il indiquait que le cadavre de l’épouse d’un riche négociant, propriétaire de hangars sur les docks, avait été découvert sur le bord de la piscine de sa villa, LA MOITIÉ DE SA TÊTE DÉVORÉE PAR UN CHIEN.
Question: À moins que ce ne fût par des rats? Ou peut-être par un renard?
(Rires. Fin de l’enregistrement.)

La pluie, soudain abondante à la nuit tombée, n’intervient que bien plus tard dans le récit. Un verre de vin rouge à la main, ils sortent à son bruit pour mieux la voir luire depuis le balcon d’un chalet, plus haut dans la montagne dévorée de grands arbres, comme des bois de cerfs ou des gueules de loups qui regarderaient la lune. Spectacle auquel rien d’humain n’aurait part, mis à part les spectateurs qui y assistent, debout, dans une obscurité où leurs visages brouillés, presque effacés, comme dilués dans une tache d’encre, se reconnaissent à peine.

La lune lutte avec la pluie jusqu’au matin, dardant ses rayons de lumière entre deux nuages, les roches fichées dans l’immensité du cosmos comme des repères fournis aux voyageurs qui le parcourent montés sur des balais de sorcières. Leurs véhicules dans le ciel, nos voitures rangées près du hangar.

L’enquête

Il s’installe dans une ville qu’il ne connaît pas, où il n’était jamais venu, pour écrire un livre qui sera un portrait (description) de cette ville: un ouvrage de commande, où l’on trouvera les récits des rencontres qu’il fera avec certains habitants, dans certains lieux, le tout augmenté de transcriptions d’interviews.

Il habite cette ville une année durant, loge dans un appartement qui est la propriété de son éditeur, dont celui-ci a hérité sans l’avoir jamais occupé, explique-t-il, où il lui est arrivé de rendre visite à ses parents (les parfums confinés dans le recul et la demie obscurité de leur chambre, un miroir au-dessus de la cheminée, sur la tablette, des peignes et des brosses, quelques objets de culte), mais où il n’a jamais dormi et où il n’est pas retourné depuis le décès de son père, voici longtemps.

L’éditeur lui donne la clé et dit: “Tu verras, tu ne manqueras pas de place pour installer ton matériel”. Un appartement beaucoup trop vaste pour les besoins d’un journaliste et resté (meublé) tel que l’ont laissé des personnes très âgées, qui n’ont jamais bien compris quelle profession, au juste, exerçait leur garçon, et qui n’ont jamais pris la peine de venir le voir dans la ville où il habite. Il leur aurait fait visiter ses bureaux. Ils seraient retournés chez eux en sachant où travaille leur fils.

Le voyageur s’y installe au début d’un été étouffant. Un travail bien payé, aucune recommandation particulière: il lira les journaux, fréquentera les bibliothèques publiques et décidera seul qui il doit rencontrer. Le plus grand nombre d’interlocuteurs (ou de témoins) possible. Mais au début il fait trop chaud. Il lit les journaux sans se décider à décrocher le téléphone ni à faire aucune visite. Tout au plus se hasarde-t-il dans de brèves explorations, d'abord dans les limites du quartier qu’il habite, puis de plus en plus loin, mais en plein jour seulement, de préférence à pied. Des explorations au cours desquelles il lui arrivera plus d'une fois de s'égarer. Un jour, ainsi, comme il est fatigué, il se décide à monter dans un autobus dont il pense qu’il le ramènera chez lui. Mais, sans qu’il y prenne garde d’abord, le véhicule prend la direction opposée, il l’emmène jusqu’au sommet d’une colline où se trouve l’entrée du cimetière qui marque le terminus de la ligne. Et de si loin qu’il se trouve à présent, comment rentrer? Il attend, assis sur un banc, que l’autobus reparte dans la direction opposée. Mais il est seul à attendre, et le conducteur semble s’être endormi, le nez sur le volant. Sinon, d’ordinaire, à peine une librairie ici, un taxidermiste là, pour lui servir de repères. Et cette boutique d'antiquités, où il retournera à plusieurs reprises sans en percer le mystère. Les caves qu’on lui fait visiter et où les voix résonnent tandis qu’on y descend semblent s'enfoncer au-dessous du niveau de la mer (le port est tout près), ses parois ruissellent d'humidité et elle aboutit à une vaste salle voûtée au centre de laquelle on trouve une manière de lavoir, ou d'abreuvoir maçonné dans laquelle l’eau est plus noire que la nuit. Enfin, quand il aura pris davantage d’assurance, il lui arrivera de ressortir le soir. La chaleur paraît moins étouffante alors. Ou c’est qu’il se résigne à être trempé de sueur, de la tête aux pieds.

Au début, dans les premières semaines, il rencontre ses interlocuteurs chez eux ou à leur bureau, dans leur environnement habituel. Il s’assied dans le fauteuil qu’on lui montre, les jambes croisées, un carnet sur les genoux. Il leur pose des questions et note leurs réponses en regardant les photos encadrées sur les murs. Quelquefois, il s’essuie le front et les mains avec un mouchoir blanc qu’il tire de sa poche. Mais, comme cette première entrevue ne suffit pas (elle ne suffit presque jamais), il sollicite un autre rendez-vous. N’importe où dans la ville. Presque toujours il s’agira d’un lieu public: les quais du port ou un jardin.

Il devient un bon connaisseur des jardins de la ville, il les connaît beaucoup mieux qu’aucun habitant qu’il y interviewe, tandis qu’ils marchent ensemble, côte à côte, dans des allées qui conduisent à une cascade, à un pré où des enfants lâchent un cerf-volant, à un bosquet sous les arbres duquel des jeunes gens ont déjeuné et maintenant font la sieste; et, en allant ainsi, ils bavardent comme feraient de vieux amis.

Enfin rentré à l’appartement qui lui tient lieu de domicile, le voyageur tire un verre d’eau au robinet de la cuisine. Il allume l’écran de son ordinateur et se met à écrire.

Un revenant

Nous sortions peu de cet appartement. L’été surtout, à cause de la chaleur qui écrasait les rues, à cause des bruits de violences qui s’entendaient sous nos fenêtres. La nuit, je quittais mon lit, je parcourais le couloir, je passais des portes dans une obscurité presque complète. Je me croyais dans une forêt. J’y faisais des rencontres. Une rivière, un pont, un moulin, des animaux, de fiers chevaliers, des fantômes. Avec le temps, je compris qu’eux aussi, de leur côté, me regardaient comme un fantôme. Tel chevalier se signait à ma vue. Je compris qu’il me prenait pour un ermite ayant perdu la raison et qui errait sans but. Je buvais l’eau de la rivière et mouillais mes cheveux, qui étaient longs à présent, qui pendaient sur mes épaules. Assis au pied d’un arbre, je mangeais des noisettes en causant avec un lapin ou un écureuil. Un couple de colombes parfois me faisait une visite. Priais-je encore? Il me semble que je répétais indéfiniment la même phrase très courte, je ne sais plus laquelle. Puis, quand le ciel pâlissait au-dessus des toits, je retournais me coucher, et dans le sommeil j’oubliais ces aventures.

Neige et sable

J’ai suivi la berge du torrent dans les éclats de pierre, la neige puis le sable encore. La montagne dominait ma course. Le jardinier habite les allées, le serpent reste caché, les oiseaux immobiles sur les branches basses.

La ville est à l’embouchure du fleuve, au soleil maintenant. Dans la neige et le roc, l’eau qui surgit écumeuse, cascade vers la plaine.

Je souris au visiteur. Des jeunes gens se promènent dans les jardins qui dominent la ville. Tu te promènes l’après-midi dans les jardins qui dominent la ville. Tu t’inquiètes de la sécheresse, de l’état des cultures, je te réponds de mon mieux. Je te montre les fruits qui alourdissent les branches, le bassin d’arrosage, les canaux d’irrigation. Le soir nous trouve assis contre le mur de la maison. 

L'orangeraie se situe dans la vallée qui s'étend derrière la ville, plusieurs kilomètres en amont. Le jardinier habite une cabane de pisé, au cœur de l'orangeraie. 

On m’avait parlé de lui, de ce qu’il pouvait savoir sur l’affaire en question. Je suis allé le rencontrer. Je l’ai interrogé. Je n’ai pas fait de photos, mon magnétophone est resté dans sa sacoche. Je lui ai offert une cigarette. Nous avons fumé, assis sur un banc, contre le mur de sa maison.

Tout le jour durant, il circule dans l’ombre, sous les arbres du verger (le bruit de l’eau dans les rigoles, un serpent). Il regarde au soleil la montagne enneigée. Il voit par l'esprit la plaine qui se déroule, la route des marchands.

(1974)

Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...