mercredi 12 février 2025
Vampire
Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain, elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas sur le carrelage. Du battement de leurs cornettes. Et moi, criant en silence derrière elles qu’elles ne devaient pas avoir peur, que je ne leur voulais aucun mal. Qu’aurais-je pu leur faire? Dites-moi. De quel mal aurais-je été capable, moi qui ne suis capable de rien que regarder les autres et traverser les murs? Sans doute était-ce mon apparence. Plus tard, il y a eu les portraits-robots de moi affichés sur les murs. Quand ils se sont mis à me chasser. Ne me demandez pas combien de temps il a fallu avant qu’ils ne m’attrapent et qu’ils m’enferment, le temps ne compte pas pour moi, ni comment ils s’y sont pris, par quel stratagème, je ne saurais vous le dire. Je ne sais pas. Ou peut-être qu'un jour je vous le dirai, si la vérité de la chose me revient à l’esprit. Pour l’heure, je dis juste que les malades, quant à eux, n’avaient pas peur de moi. Que je pouvais rester assis à leur chevet des nuits entières sans qu’ils protestent. Sans qu’ils s'en plaignent. Mais aussi que, le plus souvent, ils ne me voyaient pas. Je traversais un couloir, j’entrais par une fenêtre. J'étais assis à côté du lit d’un malade, j’avais passé la nuit à son chevet, et à l’aube une infirmière entrait dans sa chambre, elle commençait par ouvrir les rideaux, puis elle revenait près de son lit pour voir s’il n'était pas mort, en posant une main sur son front, en lui prenant la main pour lui tâter le pouls, sans voir que j'étais assis là à les regarder. Alors, comme elle ne me voyait pas et comme elle ne m’aurait pas davantage entendu, je me levais et je quittais la chambre, avec l'idée de m’occuper ailleurs, comme je pourrais, jusqu'au soir où, franchissant de nouveau les hautes grilles de l’hôpital, sous l’enseigne en fer forgé à-demi décrochée de ses chaînes, je reviendrais ici comme au turbin. Les après-midi étaient longues, j’en passais une partie à me promener sur les boulevards, une autre, assis dans des fauteuils de velours, à avoir peur, à rire comme un tordu, à pleurer comme une Madeleine, en mangeant des cacahuètes devant un écran de cinéma.
lundi 10 février 2025
Pourquoi Bob Dylan ?
Les petites filles bien sages auxquelles elles ne voulaient pas ressembler étaient, dans ces années-là, de futures mères de famille jalouses et exigeantes, elles se préparaient à trouver un mari et à faire ce métier, comme nous autres garçons devions nous préparer à devenir leur mari et le père de leurs enfants, et je ne sais pas qui d’elles ou de nous étaient les plus contraints et les plus angoissés. Hier, j’ai revu A Complete Unknown avec une amie et, en sortant du cinéma, cette amie m’a demandé ce qui m’avait tellement marqué chez Bob Dylan lorsque j'étais adolescent, tellement impressionné. Et d’abord, je n’ai pas su lui répondre, mais plus tard dans la soirée, je lui ai dit que c'était parce qu’il nous offrait une image de la masculinité à laquelle je pouvais adhérer. Lorsque j’avais seize ans, il y avait autour de nous beaucoup de chantiers, avec des grues, des bétonneuses et des dalles de béton hérissées de tiges d’acier, il y avait les trajets de Nice à Paris qu’on parcourait de nuit à bord d’une Peugeot 404 en fumant des cigarettes, il y avait des reproductions d’œuvres de Victor Vasarely, de Salvador Dali et de Bernard Buffet aux murs des appartements achetés à crédit, il y avait des maris qui prenaient des maîtresses. Pour ceux qui croient que c'était mieux avant, il faut imaginer l’horreur que cela représentait pour nous. Jusqu’au jour où, debout, à deux, dans la cabine d’un disquaire, les écouteurs aux oreilles, on a entendu les chansons de Bob Dylan. Alors, bien sûr, on était content.
samedi 8 février 2025
Apparitions
À partir de quand a-t-il habité Nice? D’où venait-il? À quel âge, à la suite de quel événement avait-il choisi d’habiter ici? Le matin, il descendait sur la Promenade des Anglais, c'était devenu une silhouette familière, on le voyait chaque matin, de septembre au début de l'été, après on ne le voyait plus, quand il faisait trop chaud et qu’il y avait trop de touristes, il disparaissait, certains disaient l'avoir aperçu ici ou là dans la montagne de l'arrière-pays, il se retirait dans la montagne de l’arrière-pays quand il faisait trop chaud, qu’il y avait trop de lumière, s'établir à Nice, ce n'était pas s’y retirer, c'était au contraire s’avancer jusqu’au bord de la mer, jusqu’où il était impossible d’aller plus loin en direction de l’Afrique, mais ensuite, quand il faisait trop chaud et que la lumière vous aveuglait, quand la foule des touristes était trop nombreuse, il se retirait dans la montagne. Certains racontent l’y avoir aperçu, certains disent même lui avoir parlé. À Nice, pendant les mois où il descendait chaque matin sur la Promenade des Anglais, il ne parlait à personne, mis à part les jeunes femmes qui tenaient le restaurant de la rue de la Barillerie où il déjeunait chaque jour, tandis qu’à la montagne, certains racontent avoir eu d’assez longues conversations avec lui. On le rencontrait sur la place d’un village, pas toujours le même, près des lavoirs, devant l'église, sur le marché, et il n'était pas difficile alors d’engager la conversation, d'échanger quelques mots avec lui. Il s'intéressait à ceux qu’on appelait des néoruraux, à savoir des personnes qui avaient quitté Paris ou une autre grande ville pour s’installer dans le village ou à l'écart du village, et y mener une vie plus saine et plus tranquille. Il était curieux d’en savoir plus à leur propos, il posait des questions. On ne sait pas grand chose, lui répondiez-vous. Ils amènent leurs enfants à l'école le matin et ils viennent les rechercher le soir, ils les font monter à cinq ou six dans leurs véhicules puissants et cabossés, et ils les ramènent là où ils vivent, au bout de chemins pierreux. Ils vendent le miel de leurs abeilles, ou alors certains d’entre eux continuent de travailler en lien avec des laboratoires de recherche qui les emploient et dont le siège peut se trouver à l’autre bout du monde, ils ne sont pas tous français, disiez-vous, et lui se montrait intéressé par l’affaire. Il vous demandait des détails. Les prénoms des enfants, avec leurs tignasses et leurs manières de vikings. S’ils avaient restauré une grange, une ferme où ils vivaient ensemble. Était-il possible d'aller voir où ils habitaient, au prétexte de leur acheter du fromage et des œufs? Mais ensuite, quand vous aviez passé une heure ou deux à la terrasse d’un café, sous les feuillages des platanes, à parler avec lui, il fallait qu’il disparaisse, et que vous disparaissiez aussi, que soudain les rues se vident, qu’il n’y ait plus personne. Les choses se passent souvent ainsi dans les villages de montagne. Il y a, le matin, ces parfums d'apéritifs qui flottent sous les platanes, ces parfums de pain et de sauce tomate qui mijote doucement en attendant les raviolis qu’on jettera dans l’eau bouillante, au tout dernier moment, et c’est ensuite comme si tout cela n’avait pas existé. Le monde prend un autre visage. Beaucoup plus sévère, beaucoup plus inquiétant. Qu’on voudrait ne pas voir. Il disait aussi, Comme Rembrandt à la fin de sa vie, j’ai le sentiment de ne jamais travailler qu’à des autoportraits dans lesquels il est tout de suite possible de voir le fond de mon âme.
vendredi 7 février 2025
La fête
Nous avons marché dans la nuit, d’abord sur la route, ensuite dans un champ, avec les lumières et les bruits de la fête devant nous. J'étais fatigué, j’avais sommeil, j'étais déjà à moitié endormi et je marchais quand même en tenant la main de maman. D’habitude, à cette heure, j'étais couché, tandis que ce soir-là, après dîner, nous étions partis tous les trois pour la fête dont les baraques avaient été installées assez loin, à la sortie du village, je ne sais plus si nous disions le village ou la cité. Et de la fête, je n’ai aucun souvenir, encore moins de notre retour. Au retour, je devais dormir, il a bien fallu que Rémy me porte, mais peut-être que je dormais déjà dans les allées de la fête, malgré le bruit des manèges et des rires, couché n’importe où. Enfant, lorsque j’avais sommeil, je pouvais m’endormir n’importe où, le bruit ne me dérangeait pas. Quand nous étions invités chez des gens, maman et moi, il suffisait de me trouver un lit sur lequel étaient entassés les vêtements de tous les invités, elle me couchait là et je dormais, et ensuite, quand la fête était finie, elle venait me chercher et, sans me réveiller, il fallait qu'on me porte. Aujourd'hui, je dirais que je me réfugiais dans le sommeil. Rémy était arrivé peut-être trois ou quatre jours auparavant, il avait eu le temps de monter l’armoire dans la chambre de maman, et de nous débarrasser ainsi des cartons qui contenaient nos vêtements. Et il avait installé un rideau à la douche. Et il avait effectué d’autres petits travaux, je ne sais plus lesquels, comme il avait promis de le faire quand nous avions quitté Nice, maman et moi, pour cette banlieue de Grenoble. Quand nous avons quitté la route pour marcher dans le champ, je me souviens de la terre et de l’herbe sous mes pas. Nous n'étions pas les seuls à marcher ainsi, certains avaient apporté des torches électriques, qu’on voyait bouger devant nous, se balancer devant nous, avec au fond les lumières de la fête dont j’avais l’impression que nous n’y parviendrions jamais, qu’elle restait toujours aussi éloignée malgré que nous marchions, que je ne la verrais pas avant de m'endormir. Ma mère, quand cela m’arrivait, avait l’habitude de dire, Il tombe de sommeil, et elle souriait. Il faut croire qu’à un moment elle a dit à Rémy, Voyons, je crois qu’il faut que tu le portes, il n’en peut plus, il a les yeux qui se ferment. Et moi, d’abord, je n’avais pas envie que Rémy me prenne dans ses bras, mais en effet, il a bien fallu qu’il le fasse pour me ramener chez nous, je dormais debout, en continuant de mettre un pied devant l’autre, avec la terre et l’herbe humides sous mes pieds, sans lâcher la main de maman. Comme un soldat.
Dans Les années d'après (7.9)
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