samedi 9 décembre 2023

Gilles



1. 
Instituteur à Bon-Voyage, dans le faubourg de Nice. Il loue un petit appartement à l'intérieur de la ville, mais parfois on raconte qu'il ne rentre pas chez lui. C'est quand la cloche sonne, à quatre heures et demie: il accompagne ses élèves jusqu'à la porte, il les regarde partir, puis il remonte à sa classe. Il s'attarde dans sa classe après que ses élèves sont partis. Il arrange les tables, il corrige les cahiers, il prépare ses leçons du lendemain. Il s'occupe jusqu'à la nuit. Puis, quand la nuit est tombée, il sort pour dîner dans un bistrot voisin. Puis, quand il a fini de dîner, il remonte dormir au pied du tableau noir. Et cette nuit comme les autres. Il dort dans un sac au pied du tableau noir; il reste seul dans cette école énorme du faubourg; peut-être qu'il n'est pas seul mais c'est comme ça qu'il s'imagine. Il reste seul dans cette classe, au pied du tableau noir, et, au milieu de la nuit, voilà qu'il est réveillé par un fracas de bombes. Il entend des avions qui tournent au-dessus de la ville, puis de terribles sifflements. On bombarde la ville. À peine réveillé, il sait qu'on bombarde la ville, et il n'en est pas surpris. 

2. 
Nous l'appellerons Gilles. Il se lève quand il entend les bombes. Il va à la fenêtre mais il ne voit rien que la cour déserte et ces immeubles du faubourg. C'est à peine si, en se penchant un peu, il peut voir un coin du ciel avec le bord d'un gros nuage noir. Il se lève pour aller appuyer son front à la vitre froide mais il ne voit rien que les platanes qui bougent dans la cour et, tout au fond, les tours. Les fenêtres qui s'allument à tous les étages et ceux qui sortent en pyjama. Tout se passe comme si, malgré la distance et l'opacité des murs, il voyait à l'intérieur des tours chaque palier qui s'allume et le zigzag des escaliers où l'on appelle ses voisins et très vite on descend. La foule des voisins qui s'agglutinent dans l'entrée où sont les boîtes aux lettres éclairées au néon. Parce que, de là-haut, derrière sa fenêtre, on voit les incendies qui s'allument dans le ciel, les immeubles qui s'effondrent en flammes, mais de si loin on n'entend pas. Ils se retrouvent alors dans l'entrée, toutes ces familles mêlées, les hommes en pyjama et en pantoufles, ils parlent des clefs de la voiture parce qu'il faut fuir déjà. Partout des flics en uniforme, qui barrent les rues, qui empêchent la foule. Secours dans la lumière des projecteurs et des phares. Mais Gilles reste dans le noir, le front appuyé à la vitre, il voit de grandes lueurs d'incendies dans ces trouées entre les tours. Il ne bouge pas de sa place à la fenêtre de l'école, de la fenêtre de sa classe dans cette école du faubourg. Il attend, des heures peut-être, que tout s'éteigne, que tout se taise, puis il retourne se coucher sur l'estrade, et peut-être qu'il s'endort. 

3.
Le lendemain. Pelotonné dans son sac au pied du tableau noir, il se réveille dans un jour froid et gris et il entend la pluie. Alors il sort son bras et regarde sa montre. Il est un peu plus de huit heures. Il se lève et il marche jusqu'à la fenêtre. Ils sont trois sous le bord du préau, à bavarder sans doute, et à reluquer ceux qui viennent sous la pluie. Une femme (vue de haut) qui porte un parapluie et qui traverse la cour en direction du préau, et le collègue qui la tient pas le bras et qui essaye de passer sous le toit du parapluie, ce qui nécessite qu’il se penche et qu'il se contorsionne, à cause de sa haute taille, et cela les fait rire. Et Gilles, à sa fenêtre, les regarde et alors seulement il se souvient de la guerre. Il se souvient du bombardement au milieu de la nuit, mais n'a-t-il pas révé? Puis les enfants qui courent, les premiers, avec leurs cartables sur le dos, toute une troupe d'écoliers. Ils courent sous la pluie, vers le préau où leurs maîtres bavardent, les regardent venir. Et Gilles qui se souvient des fracas de bombes et des lueurs d'incendies. Il se décide enfin à quitter sa fenêtre et à quitter sa classe pour retrouver ses élèves. Car ceux-ci l'attendent en rang, comme les autres, la cloche ayant sonné.

4.
Il ne quitte plus l'école. Une seule fois, il retourne à ce petit appartement qu'il loue à l'intérieur de la ville, il prend quelques affaires. Par la fenêtre il voit des immeubles en ruine et il se dit qu'il n'avait pas rêvé, que les avions sont revenus et reviendront encore. Alors il prend tout ce qu'il peut et retourne à l'école pour ne plus la quitter. Et les avions reviennent. Presque chaque nuit, maintenant, ils survolent la ville et ils lâchent leurs bombes, et quand on se réveille, à cause du bruit des bombes, quand on se retrouve dans la rue, les avions sont passés et personne ne peut dire à quoi ils ressemblaient. À quels oiseaux les comparer, ni d'où ils viennent. De quel lointain pays. À moins que ce ne soit d'une base située n'importe où dans le même pays, là, tout près, si le général commandant cette base est devenu fou, ou si, peut-être, l'ennemi a déjà passé la frontière, qu'il déferle partout et si vite qu'ici on n'en sait rien encore. On reste seuls et sans savoir, si loin de tout.

5.
Ce qui reste à la fin, c'est la télévision. Un poste de télévision dans une classe vide. Et Gilles qui vient s'asseoir. Parfois il entre dans cette classe et il s'assoitJe veux dire quand il entre, le poste est allumé. Même si, le plus souvent, l'écran est vide. Ou seulement des traits, des points, des mouches, qui se déplacent très vite et qui grésillent. Des heures parfois, il attend sans que rien se dessine. Parfois même, il s'endort. 

6. 
La montagne sous la neige. Des pentes. Il voit des soldats qui se déplacent comme des mouches, qui marchent dans la neige, parfois qui creusent des tranchées, qui attendent, qui guettent. De quel poste qu'elles puissent être émises, on ne sait pas où ces images ont été prises, où elles ont été filmées. Dans la montagne et sous la neige. Ou sur un grand aéroport. On voit un gros avion qui atterrit puis qui s'arrête, et l'échelle qui roule jusqu'à la portière qui s'ouvre. On voit des hommes qui en descendent et d'autres qui les attendent en bas. Poignées de mains, embrassades. On voit le plus vieux de ces hommes qui sort de sa poche un papier et qui se place sous le micro, devant les caméras. Il regarde les caméras (s'assure qu'il est bien dans le cadre) puis on le voit qui lit, mais on ne l'entend pas. Il faut imaginer la terre toute ronde et un satellite qui reçoit des images de la terre et qui les renvoie à la terre où il fait nuit. Et, dans la nuit, toutes ces ondes. Des tirets d'un point à l'autre, en ligne droite. Des tirets selon la droite d'un point à l'autre et dans la nuit.

(1988)


jeudi 7 décembre 2023

Tendres guerriers

Ils sont venus me chercher à la gare. Nous étions à la mi-décembre, il faisait froid, il commençait à neiger, même si la neige fondait presque aussitôt qu’elle touchait le sol. C’était l’après-midi, un rayon de soleil perçait les nuages, pas pour longtemps. Le conducteur s’appelait Igor, il m’a fait signe dans le rétroviseur, il m’a souri en même temps qu’il m’a dit son nom. Rodrigo était assis devant, à côté de lui. Ma place était derrière. J’ai ôté mon chapeau, j’ai poussé ma valise et je suis monté.
Un long voyage en train, assis du côté fenêtre, le paysage défilerait dans ma tête tandis que je dormirais, la nuit suivante, puis pendant d’autres nuits encore, et j’étais maintenant coincé avec ces deux hommes que je ne connaissais pas dans des embouteillages.
— C’est toujours pareil, a bougonné Igor, à n’importe quelle heure du jour, tous les jours de la semaine. Pour pouvoir circuler, il faut attendre le couvre-feu.
Rodrigo se retournait sur son fauteuil. C’était avec lui que j’avais traité. C’était lui qui m’avait recruté. Plus tard je devais comprendre qu'Igor était non seulement son chauffeur mais aussi son meilleur ami et son garde du corps.
— Nous sommes heureux de t’avoir avec nous, que tu aies pu te libérer.
Un savant célèbre, une ancienne légende de la linguistique. On disait que j’avais gardé mon bureau au MIT, ce qui était faux. Mais si j’étais aujourd’hui encore mondialement connu, c’était plutôt pour les prises de positions politiques que je proclamais. Que j'avais proclamées. 
Mon heure de gloire en tant que linguiste était passée depuis longtemps. Mes théories avaient été mises à mal, largement réfutées par de plus jeunes, mais chaque fois que l’alter mondialisme avait besoin d’un porte-parole, d’une caution scientifique, on savait où me trouver. Cette fois, on avait besoin d’enseigner la langue, de manière rapide et efficace. On se demandait comment s’y prendre. Accepterais-je de donner des leçons à des migrants en même temps que je formerais de nouveaux professeurs? Tous n’auraient pas un statut légal. J’avais répondu que oui. Il n’était pas prévu que je reçoive un salaire, l’organisation était pauvre, mais j’avais accepté. Pourvu que les personnes qui me seraient présentées aient réellement envie d’apprendre, qu’elles soient résolues à travailler dur, plusieurs heures par jour, le reste, je ne voulais pas le savoir. Que, dans le même public, il y ait de nouveaux arrivants, ne sachant que quelques mots, et d’autres instruits, capables de devenir très vite des professeurs, j’étais d’accord. Ce serait mieux ainsi. J’accueillerais tout le monde. La méthode, les outils nécessaires pour qu’ils apprennent étaient mon affaire. J’improviserais en fonction du public, mais aussi de quelques idées de base sur lesquelles je méditais et que j’étais curieux de mettre à l’épreuve.
Nous en étions là. Tels étaient les termes du contrat non écrit, noué entre la Brigade et moi, quand je suis arrivé à Nice, alors que nous tâchions de traverser la ville pour gagner le faubourg. Mais nous n’avancions pas. Des drones dans le ciel.
— Je récapitule donc. Tu habites chez nous, dans le faubourg. Nous avons préparé pour toi un petit logement au deuxième étage de la maison. Au rez-de-chaussée, tu verras, il y a un restaurant tenu par des amis, et à l’arrière de ce restaurant, donnant sur une cour, ce qui nous sert de salle de classe.
La nuit tombait. Quand nous roulions, c’était au ralenti. Aux façades des grands magasins, les vitrines de Noël et dans le ciel des drones qui nous surveillaient.
— Ils t’ont repéré, a dit Rodrigo en riant. Mais ils ne feront rien contre toi, ils ne peuvent pas se le permettre, tu es trop célèbre.
Mon arrivée à Nice et ma collaboration avec cette brigade altermondialiste avaient été annoncées de manière quelque peu tapageuse. Elles devaient être perçues comme un événement planétaire. “Le célèbre Antonin Nadal a quitté son confortable bureau de MIT pour le faubourg de Nice.” C’était le but, que la presse en parle, que toutes les télévisions s’en fassent écho, pour que le sort des migrants soit enfin mis au cœur de l’actualité, et qu’on s’intéresse aussi à l’organisation semi-clandestine qui se chargeait de les accueillir.
— Contre toi, ils ne peuvent rien”, répétait Rodrigo, et j’approuvais d’un hochement de tête. “Ils viendront t’interviewer, nous te laissons toute liberté de choisir à qui tu veux répondre, et ce que tu veux répondre.”
Il en faisait un peu trop dans le genre accueillant et flagorneur, et je manquais de sommeil, si bien que je ne répondais plus, brinquebalant à l’arrière du véhicule que conduisait Igor, un modèle déjà ancien.
Je n’étais pas loin de m’endormir, tandis que les drones venaient voler juste devant le pare-brise, qu’ils restaient comme immobiles à quinze centimètres de la vitre, juste devant Igor qui ne se laissait pas impressionner. Il leur faisait des grimaces, il leur tirait la langue. Les drones n’appréciaient pas la plaisanterie, ils frétillaient des ailes, ils s’envolaient ailleurs, puis revenaient.
Mes yeux se sont fermés. Quand je me suis réveillé, les deux hommes fumaient, les vitres ouvertes, il faisait tout à fait nuit, il faisait froid, nous roulions sur une route déserte, la neige sur les côtés et tout au bout, à un rond-point, une petite maison éclairée, c’était le Restaurant des Amis.
— Tu vois, ils ont gardé ouvert, a dit Rodrigo, ils nous attendent.
La table était servie, Lourenço, le patron, a dîné avec nous, nous étions quatre, pas d’autres clients. J’ai bu du vin rouge, puis une jeune femme est venue me chercher pour me conduire à ma chambre. Ils voyaient mon état de fatigue. J’avais du mal à suivre la conversation. Ils voulaient me ménager. Les autres sont restés à table, ils ont continué de manger du bacalhau avec des pommes de terre et boire du vin. On aurait dit une famille. J’ai eu la présence d’esprit de porter moi-même ma valise en montant derrière la jeune femme dont je n’avais pas bien entendu le nom. 
Ma chambre se trouvait au deuxième étage. Propre, faiblement éclairée, reposante. Un compotier avec des mandarines et une bouteille d’eau minérale sur une table ronde en plastique moulé. Une autre petite table, en bois celle-ci, appuyée contre un mur, avec une chaise, une lampe de bureau, une ramette de papier et des crayons. Ils avaient pensé à tout. Le bon parfum des mandarines. Dans un angle de la cuisine, une cabine de douche. J’en ai écarté le rideau et le parfum du savon de Marseille est venu se combiner à celui des mandarines. Ici, il faisait chaud.  J’ai ouvert la fenêtre pour laisser entrer un peu de fraîcheur. Le parfum de la nuit d’hiver, le silence de la neige. La jeune femme avait un joli visage, elle souriait en me souhaitant bonne nuit.

À suivre...


Version complète dans Tendres guerriers (1.1)

mercredi 6 décembre 2023

Les attardés

J’avais oublié que
les garçons jouent au football,
haletants, muets, sans tenir compte
de la nuit qui vient,
jusqu’à l’heure où celle-ci, 
sans lune sous les arbres du square,
dérobe le ballon, efface leurs mains
dans l’odeur de poussière.

Quand ils passent la grille 
la sueur sur leur dos est glacée.

(30 mars 2019)

lundi 4 décembre 2023

Le monde a du bon

Les touristes descendus du car, au fin fond des montagnes himalayennes, sont groupés sur des gradins de bois, en plein air et en plein vent, sous des nuages gris. Ils regardent de petits chevaux caparaçonnés qui tournent sans passion sur une carrière boueuse. Mais attendons la fin! À l’heure dite, de gros nuages crèvent au-dessus de leurs têtes, ils sont arrosés d’une averse plutôt fraîche dont ils s’abritent comme ils peuvent, avec des parapluies, avec des journaux, sans quitter leurs places, curieux qu’ils sont du spectacle promis. Car voici que les chevaux se mettent à danser. La pluie les fait danser. C’est un prodige qui ne se produit qu’ici, chaque jour, à la même heure de l’après-midi, danser et même rire sous la pluie, en retroussant leurs lèvres sur leurs dents de chevaux, et chanter!

dimanche 3 décembre 2023

Yacine

Clotilde était fâchée, pas forcément contre moi mais désolée tout de même de se trouver dans cet appartement où je les avais emmenés, le bébé et elle, et où nous venions à peine de poser nos bagages.
Elle avait été très réticente à venir. Clotilde ne disposait que d’une quinzaine de jours de congé. Depuis que nous étions mariés, nous avions passé toutes nos vacances en Bretagne, quelle que soit la saison. Ses parents possédaient à Concarneau une maison grande et confortable où ils pouvaient nous accueillir, ainsi que ses deux frères et leurs familles, et jusqu’à présent je ne m’étais pas fait prier pour l’accompagner. Pour ce qui me concernait, la question des vacances ne se posait pas. Je suis libre d’organiser mon travail à ma guise, n’importe où, pourvu que j’aie une table où étaler mon matériel à dessin, ce qui était le cas à Concarneau. Une table poussée sous la fenêtre de notre chambre, devant la mer piquée de moutons, où Clotilde et ses frères naviguaient, des journées entières, dont ils revenaient heureux et affamés. Je ne comptais plus les projets que j’avais pu mener à bien durant mes séjours à Concarneau depuis trois ans que nous étions mariés, et que j’y avais pris mes habitudes, et j’y serais volontiers retourné cette année-là encore si ma grand-mère n’était pas morte, quelques mois auparavant, en me faisant l’héritier de cet appartement.
Le notaire me l’avait signifié par téléphone, et j’en avais été surpris. J’avais d’abord cru à un malentendu. Ma mère était sa fille et il m’aurait paru naturel que cet héritage lui revînt, et j’avais une sœur aînée qui aurait pu y prétendre elle aussi. Mais le notaire m’avait rassuré. Il m’avait dit que je n’avais rien à craindre, ni ma mère ni ma sœur n’avaient été oubliées dans le partage, si bien que j’étais désormais l’unique propriétaire de cet appartement, qui était joliment situé dans un petit immeuble précédé d’un jardin, au haut de l’avenue Saint-Barthélemy, dans le quartier nord de Nice.
— Comment comptez-vous en disposer? me dit-il encore. Peut-être le louer, ou le vendre?
Si c’était le cas, il pouvait me mettre en relation avec une agence. Il gardait un excellent souvenir de ma grand-mère, il savait quelle affection celle-ci me vouait, et s’il pouvait m’aider à tirer le meilleur parti de cet héritage, il était tout à mon service. Mais je lui avais répondu que non, que je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire de ce bien qui m'échoyait à l'improviste, comme tombé du ciel, moi qui jusque là n’avais rien possédé, que mes livres et mon matériel à dessin.
— Il faut d’abord que je le voie, ai-je répondu. Que je me rende compte par moi-même.
— Parce que vous ne le connaissez pas? s’était-il étonné. Votre grand-mère l’habitait pourtant depuis longtemps.
Et je lui avais répondu que non, que mes rapports avec elle s’étaient effilochés au fil des ans. Depuis la mort de mon grand-père, ma grand-mère menait une existence à part. Elle vivait dans son monde, ne semblait pas très désireuse de nous voir, et les rares fois où je lui avais annoncé mon passage à Nice, elle m'avait invité à déjeuner au restaurant du Club nautique, où elle arrivait en taxi et repartait de même après avoir payé l’addition.
Le soir-même, j’ai dit à Clotilde:
— Il est probable que cet appartement a besoin d’être rafraîchi. Avant de décider de le vendre ou de le louer, il serait sans doute raisonnable que j’y fasse effectuer des travaux. Il suffira que j’y demeure quelques jours. Je jugerai quels travaux sont indispensables et, s'ils ne sont pas trop coûteux, je m’arrangerai avec une entreprise locale pour qu’ils soient engagés dans les mois qui viennent, en notre absence.
Et comme Clotilde ne protestait pas, j’ai ajouté: 
— Et d’ailleurs, pourquoi ne le garderions-nous pas? Nous pourrions profiter ainsi du soleil et de la plage, deux ou trois fois dans l’année, et le reste du temps, nous en confierions les clés à tes frères ou à quelques amis?
L’idée des clés que nous pourrions prêter à ses frères a emporté la décision. Mais maintenant elle regrettait de s’être laisser convaincre.
L'immeuble était charmant, haut de trois étages seulement, ce qui lui avait donné quelque espoir, ainsi qu’à moi, quand nous étions arrivés, que le taxi nous avait déposés devant la grille; mais ensuite il avait suffi d'entrer, de pousser une à une les portes de l’appartement pour nous rendre à l’évidence. Nous pénétrions dans l’endroit où avait vécu une femme solitaire, atteinte de troubles cognitifs.
Les meubles étaient ceux qui avaient pu y trouver place après qu'elle les avait déménagés de la villa du Lavandou où elle avait habité avec mon grand-père et où elle n'avait plus voulu demeurer après sa mort, et ils y étaient mal adaptés. Déjà, quand elle s’était installée ici, dix-sept ans auparavant, il aurait fallu en refaire les peintures, changer la baignoire et le lavabo, vérifier le système de chauffage, améliorer l’éclairage, réaménager la cuisine; et il était facile de comprendre que ma grand-mère n’avait rien fait de tout cela. Elle s’était contentée de sortir d’une valise les portraits de mon grand père qu’elle avait disposés sur la cheminée où ils se trouvaient encore.
Ma grand-mère avait follement aimé son mari, elle l’avait follement admiré aussi, il était son grand homme, et sa disparition l’avait laissée dans un désarroi qui la rendait indifférente à tout.
— Sans lui, elle se sent perdue, elle est comme une petite fille, disait ma mère, qui ne regardait pas ce trait de caractère comme très glorieux, et qui d’ailleurs, de manière générale, ne se montrait pas très indulgente à son égard.
À plus de soixante ans, ma grand-mère s'était toujours comportée auprès de lui comme une adolescente amoureuse, et il est vrai que mon grand-père était un personnage très séduisant. Météorologiste de profession, il savait tout du ciel et des orages qui s’y concoctent. À côté de cela, il aimait voyager, il jouait au tennis et il nageait beaucoup, partout et en toute saison.
J’avais été très proche de lui — d’elle aussi, par la même occasion, mais de lui d'abord. Il faut dire que j'étais un enfant pas tout à fait comme les autres. Je n'apprenais rien à l'école, je ne réussissais dans aucune discipline, pas même en sport, et mes parents en étaient déçus. Ils évitaient de me faire des reproches, de se mettre en colère contre moi, de me punir ou de crier, sans doute parce que les psychologues et les pédo-psychiatres auxquels ils soumettaient mon cas les convainquaient de s’en abstenir. Mais ce conseil qu’ils leur donnaient ne signifiait-il pas du même coup qu’ils devaient prendre leur parti du retard ou de l’inadaptation que je montrais? Qu’il n’y avait pas à attendre de moi, pour les années à venir, que je fasse beaucoup de progrès? Et ils ne s’y résignaient pas sans en éprouver une tristesse qu’ils cachaient mal, ou qu’ils ne cachaient pas.
Je n’étais pas le garçon dont ils avaient rêvé. Cela, d’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours su. Il est arrivé une fois que je surprenne ma mère en train de dire à mon propos que je n’étais pas bien fini. Le contraste était d’autant plus criant qu’Odile, ma sœur, qui était de quatre ans mon aînée, réussissait merveilleusement bien dans tout ce qu’elle faisait, et surtout à l’école. Et ce jour où ma mère, s’adressant à l’une de ses amies, a dit à mon propos cette parole terrible, je me souviens qu’Odile était présente, debout auprès d’elle, et qu’elle hochait la tête en signe d’assentiment. Et dans tous les cas où on lui laissait prendre la parole au milieu d’un groupe d’invités, ce qui finissait toujours par se produire, elle ne trouvait rien de mieux â faire, pour se rendre intéressante, que d’énumérer mes bizarreries. Elle donnait des exemples. Elle disait:
— Tu sais, même les émissions pour enfants, même les dessins animés, il ne les regarde pas en entier. Au bout de dix minutes, il se lève et il s’en va.
— Et où va-t-il ainsi?
— Il va dans sa chambre.
— Et que fait-il dans sa chambre?
— Rien. Il dessine.
Or, jamais de la part de mon grand-père, je n’avais senti cette gêne ou cette tristesse que montraient mes parents. Lui ne faisait pas semblant, il m’aimait comme j’étais, pour ce que j’étais, et il me parlait. Et quand il me parlait, il n’énonçait pas des principes, il ne professait pas des doctrines, il s’adressait à moi.

À suivre...

Version complète dans Torquedo (2.7)

vendredi 1 décembre 2023

La pluie

La pluie rend plus facile et agréable de se promener en écoutant de la musique.

Je me demande comment nous faisions pour écouter de la musique avant de pouvoir le faire en nous promenant sous la pluie, de préférence les soirs d’automne, lorsque la nuit descend, ou alors le matin très tôt, avant que le jour se lève.

Voir le jour se lever en écoutant de la musique sous la pluie. Je ne doute pas que cela me sera encore permis quand je serai mort.

Je marcherai alors sous la pluie en écoutant de la musique, je n’aurai même plus besoin d’écouteurs. Il ne s’agira pas alors de musiques célestes ou séraphiques, seulement de celles que j’aurais écoutées et aimées ma vie durant —

Rapportées de ma vie, comme le chasseur rapporte au village les animaux qu’il est allé chasser et qui ont bien voulu se laisser prendre.

Ces musiques ne s’useront plus, je pourrai les écouter indéfiniment sans que jamais elles ne s’usent, pas plus que ne s’use le bruit de la pluie par terre et sur les toits, Pour un cœur qui s’ennuie, Ô le chant de la pluie.

La pluie est toujours un souvenir de pluie, mais qui ne s’use pas, qui reste comme au premier matin du monde, quand — 

Le premier homme préhistorique est sorti sur le seuil de sa caverne, au petit jour, après une nuit de tempête.

Sa femme et ses enfants dorment encore, enroulés autour des braises, un chien avec eux, qui grogne et qui pète en rêvant.

Il sort pour se rendre compte à quoi ressemble le monde après ce déluge de la nuit, tandis que maintenant le tonnerre s’éloigne. 

Je n'ai pas indiqué de titres. Ce soir, en voici deux. Vladimir Horowitz, interprète la Sonate en Fa mineur (K. 466) de Domenico Scarlatti, et Bob Dylan chante Blind Willie McTell. Demain, ce seront d’autres.

(4 novembre 2022)

jeudi 30 novembre 2023

Les fleurs sont livrées le matin

Chaque année, au 15 août, il pleut, et après cette pluie, pour le reste de l'été, la chaleur n'est plus aussi accablante. C’est du moins ce qu’on disait, et je ne prétendrai pas que cette affirmation se vérifiait toujours, mais ce fut le cas cette année-là.
Mes parents possédaient une petite maison dans les collines, juste un cabanon en dur où j'ai passé la plus grande partie de mes vacances lorsque j'étais enfant, et où je revenais, de loin en loin, pas toujours seul, de préférence quand mes parents n'y étaient pas.
J’y avais amené un ami. Je l’appellerai Édouard. Nous étions tous les deux étudiants en philosophie et nous avions à travailler un texte difficile de Husserl, auquel nous envisagions de consacrer un long mémoire, et il était prévu que nous en présenterions le projet à notre professeur dès la rentrée d’octobre. Nous avions emporté des livres. Nous emportions toujours quantité de livres difficiles à la maison des collines mais il était rare que nous les ouvrions. Le lieu ne s’y prêtait pas. Mes amis et moi-même préférions la sieste, l’eau d’un petit bassin qui nous servait de piscine, la cafetière italienne qui chuintait sur le fourneau à gaz, puis, la nuit venue, le feu d’un brasero que nous allumions sur la terrasse, devant lequel nous devisions en fumant la pipe et en buvant du vin rouge. 
Parfois, à la lumière de l’unique lanterne placée en haut des marches, l’un d’entre nous lisait un poème de Baudelaire ou de Reverdy, puis il passait le livre à un autre qui avait tendu la main. Parfois, c’étaient quelques lignes d’une nouvelle de Hemingway.
Il était rare qu’à ces assemblées champêtres, nous fussions plus de quatre. Deux et deux. Mais cette fois, nous étions vraiment venus pour travailler, Édouard et moi. Je me souviens des livres et des cahiers ouverts sur la table de la salle à manger qui nous servait de bureau. Nous avions eu très chaud, depuis le matin, le ciel était incandescent, nous avions beaucoup transpiré, et c’est au tout dernier moment que nous avons songé au bal qui, chaque année, au soir du 15 août, se donnait au village.

Nous sommes descendus à pied, par un chemin de pierre que je connaissais par cœur. Mais alors, il s’est mis à pleuvoir, de grosses gouttes tièdes qui nous ont réjouis, vers lesquelles nous levions nos visages pour qu’elles les mouillent. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés sur la place, plantée de marronniers, où un chapiteau avait été dressé, et où déjà nous entendions la musique de l’orchestre. Puis la musique s’est arrêtée. Et, quand nous sommes entrés sous le chapiteau, nous avons été surpris de constater qu’il ne s’y trouvait qu’une vingtaine de personnes.
Nous arrivions trop tôt, la fête n’était pas commencée. Les musiciens sur l’estrade essayaient leurs instruments. Ils vérifiaient les partitions, les assuraient sur les pupitres avec des pinces à linge, réglaient les micros et échangeaient des plaisanteries. Les organisateurs s’activaient autour de la longue table couverte d’une nappe en papier blanc. Ils finissaient d’y disposer les pans-bagnats, les plaques de pissaladière et de pizza destinés au public. Il y avait là de quoi nourrir un régiment. Sans compter les bouteilles de pastis et de vins de différentes couleurs. Si le comité des fêtes parvenait à écouler toutes ces marchandises, les frais seraient couverts, mais on pouvait en douter car l’averse redoublait. Le tonnerre grondait et une pluie abondante inondait la place. Les gouttes clapotaient lourdement sur la toile du chapiteau. À l’entrée, la tente était retroussée comme une robe ouverte sur l’obscurité rayée de pluie aux luisances ces serpentines. Pourtant les habitants du village tenaient à leur festin, et dans l’heure qui a suivi plusieurs dizaines d’entre eux sont arrivés par groupes.
Les plus vieux portaient des parapluies, les plus jeunes étaient trempés et s’en amusaient comme d’un jeu ou d’un combat pour rire qui les aurait opposés aux dieux cachés du ciel. Édouard et moi ne connaissions personne, tandis que les autres semblaient se connaître tous. Ils formaient un clan auquel nous n’appartenions pas et qui nous ignorait. Lui et moi, depuis notre arrivée, n’avions pas échangé trois paroles. J’étais, pour ma part, fasciné par le spectacle qu’offrait cette assemblée, tandis que mon ami semblait s’y ennuyer un peu. Nous avons mangé debout, avec appétit, de ces mets dont la saveur s’accordait avec le parfum de l’orage, et bu du vin rouge un peu piquant dans des gobelets en carton. Nous n’avions pas l’intention de danser.
Maintenant, nous fumions des cigarettes et rôdant partout, comme de mauvais garçons. Puis, à l’occasion d’un croisement de nos orbites respectives, Édouard m’a glissé qu’il préférait remonter au cabanon. Et je l’aurais suivi, mais le trio est arrivé au moment où je m’apprêtais à partir; et, aussitôt qu’ils ont été là, il ne pouvait plus être question que je m’en aille.

C’était une femme accompagnée de deux hommes. Elle était plus grande qu'eux, mince et souple, elle portait une tunique blanche, légère et très courte, et des bottines.
Le rouge à lèvres soulignait son rire large, d’une franchise désarmante. Tous les regards se tournaient vers elle. On croyait un sémaphore au milieu de la tempête. Ce trio semblait ne connaître personne mais, à la différence de nous, ils ne passaient pas inaperçus. Ils n’auraient pas été vêtus différemment ni ne se seraient tenus autrement dans une boîte de nuit de Saint-Tropez, encore que la musique aurait été différente. Peut-être pas meilleure.
Pendant une heure peut-être, la jeune femme a dansé les valses, les tangos, les paso dobles avec, tour à tour, chacun des deux hommes qui, eux, ne dansèrent qu’avec elle.
Lequel était son amant; lequel, leur ami? Je scrutais leurs attitudes, le moindre de leurs gestes, sans pouvoir le deviner. Puis Édouard est parti.
L’eau commençait à traverser le plafond de toile. Elle formait une gouttière qui bientôt s’est transformée en cascade. Les musiciens pouvaient craindre pour leurs instruments. Les deux guitaristes, le claveciniste et l'accordéoniste ont remballé leurs matériels. Il ne restait sur l’estrade que le batteur et le saxophoniste qui étaient passés de la musette au jazz.
Les familles une à une repartaient dans la nuit. La belle inconnue fut la dernière à danser. À la fin, elle s’approcha de l’estrade pour saluer le saxophoniste. Celui-ci s’inclina et lui prit la main pour la baiser. Ils échangèrent quelques mots en souriant comme des personnes qui se connaissent. Puis, elle se retourna et tendit la main à l’un de ses compagnons, et celui-ci lui remit des clés. Je devinais que c’était celles de la voiture avec laquelle ils allaient repartir. Je fus tenté de les suivre, mais ils l’auraient remarqué. Je les laissai aller.
Je repris le chemin qui s’élevait parmi les oliviers. La pluie avait cessé. La lune est réapparue, je crois, timide, un peu dépenaillée. Les étoiles se sont mises à tourbillonner au fond du ciel. Je savais que quelque chose commençait. Que je reverrais cette femme.

Version complète dans Arsène et Elvire (5.7)

Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...