mercredi 28 août 2024

Abîme des oiseaux

Les moustiques nous assaillaient mais mon studio est trop petit pour que je puisse y recevoir six ou sept personnes (à un certain moment de la soirée, j’ai compté que nous étions dix) sans laisser ouverte la baie vitrée sur mon balcon. Aussi passions-nous sans cesse de l'intérieur à l’extérieur, et de l’extérieur à l’intérieur, en transportant nos verres, nos cigarettes et des assiettes remplies des spécialités de différents pays que chacun avait apportées, et les moustiques ne manquaient pas d’en faire autant. Évidemment, nous n’avions allumé aucune lampe sur le balcon, raison pour laquelle il était presque impossible de savoir ce que contenaient les assiettes avant d’y avoir goûté, mais il avait bien fallu éclairer le coin cuisine au fond de la même pièce qui me sert aussi de bibliothèque, de chambre et de bureau. Et bien sûr, il y avait la musique. Pour cette soirée, j’avais préparé sur mon téléphone une playlist toute spéciale, sur laquelle il avait de jolies choses, si bien que, quand ils entendaient les quelques notes introductives d’une chanson qui leur plaisait, par exemple Young At Heart dans la version qu’en donne Bob Dylan, ou California Dreamin’ chanté par Jose Feliciano, ceux qui étaient à l’extérieur rentraient pour l’écouter en s’approchant de mon enceinte Bose posée sur une étagère, au milieu de mes livres.

La soirée s’est passée ainsi, avec les moustiques qui s’en prenaient principalement à nos pieds et à nos chevilles, avec la musique que nous écoutions dans la chaleur et dans une obscurité qui rendait cette chaleur encore plus éprouvante, comme si nous étions enfermés au fond d’une cuve où nous devions mourir. Puis, tout le monde est parti, et il est resté Chloé. Je crois qu’elle les avait un peu poussés dehors, en leur disant: Mais non, ne vous inquiétez pas, je vais faire du ménage. Et elle est restée un assez long moment à vider les cendriers, à réunir les verres, à laver les assiettes, à les ranger dans mon unique placard. Je l’ai aidée comme j’ai pu, puis elle s’est assise sur mon canapé, les jambes repliées sous elle, elle a allumé une cigarette et cette fois c’est elle qui a choisi la musique. Elle m’a dit: Tu peux nous faire écouter ce truc à la clarinette d’Olivier Messiaen? Elle voulait parler de l’Abîme des oiseaux, que nous avions découvert lors d’un concert à Monaco, plusieurs mois auparavant, à un moment où quelque chose semblait possible entre nous. Je me suis donc assis en face d’elle, sur mon fauteuil de rotin, et j’ai passé la musique.

Abîme des oiseaux est extrait du Quatuor pour la fin du temps, qu’Olivier Messiaen compose en 1940, alors qu’il est détenu dans un stalag situé sur l’actuelle frontière germano-polonaise, et on se demande comment quelque chose d’aussi limpide et d’aussi aérien a pu être conçu dans des conditions aussi difficiles, si loin de la Provence natale. Nous écoutions en silence, dans le plus pur recueillement, quand un faible bruit, qui venait de l’extérieur, a attiré notre attention. C'était un bruit de fontaine, ou juste le clapotement de l’eau dans un bassin. Tout de suite, j’ai pensé à une piscine, et comme je ne connais pas de piscine qui soit dans ma rue, j’ai pensé que sans doute des voisins regardaient un film sur leur poste de télévision, avec les fenêtres grandes ouvertes sur la nuit, et que ces bruits faisaient partie de la bande-son. Pourquoi pas un film dont l’action se déroule à Hollywood? Pourquoi pas un moment de la série Junior de Zoe Cassavetes, ou quelque chose de David Lynch ou de Quentin Tarantino?

D’abord nous avons choisi de ne pas en tenir compte, mais bientôt des murmures et des rires légers, dessinés à la plume, se sont ajoutés au bruit de l’eau. Alors, Chloé m’a fait signe de la main de baisser le volume de la musique et elle est sortie sur le balcon. Peut-être faut-il que je rappelle que ma rue des Boers est une rue sans commerces, où s’alignent des immeubles bas précédés de jardins. D’abord, je ne l’ai pas suivie, elle me tournait le dos. Je la voyais penchée par-dessus le garde-corps du balcon. Elle fouillait l’obscurité du jardin situé trois étages plus bas. Maintenant que la clarinette s'était tue, on entendait plus distinctement les rires et les murmures. C'étaient des rires et des murmures d’enfants. Puis, sans se retourner vers moi, elle a glissé une main dans son dos pour me faire signe d’approcher. Et je me suis levé, et je suis venu me poster près d’elle, et je me suis penché.

Le jardin qui se trouve sous ma fenêtre est planté d’acacias aux feuillages épais. Et parmi ces feuillages indistincts, noyés dans la nuit, on voyait apparaître une tache de bleu transparent, lumineux, celui de l’eau dans l’une de ces petites piscines gonflables qu’on remplit pour les enfants quand on a un jardin et que la chaleur des nuits d’été vous empêche de dormir. Et au bord de ce bassin, il y avait une enfant, tout juste une jeune fille dont on ne voyait que le haut de la tête et les épaules nues, qui s’était adossée à la paroi gonflable et qui parlait, racontait sans doute à une autre jeune fille qui, elle, restait cachée. Et c’était comme si la clarinette d’Olivier Messiaen, qui maintenant s’était tue, avait appelé cette minime épiphanie qui nous disait que non, le monde n’était pas tout entier dans les griffes du Malin, et qu’en dépit des moustiques, des chagrins, de l’alcool et de toutes les misères qui nous assaillent, la vie mérite d’être vécue.

dimanche 25 août 2024

Les 2 maisons

Souvent l’après-midi nous prenions la voiture pour aller à Colmars-les-Alpes. Tous les quatre. Mes marcheurs avaient marché le matin, puis nous avions fait la sieste et c’était maintenant l’heure d’une promenade en voiture. Et moi, je conduisais. J’adorais conduire avec eux dans la voiture. Parfois, nous passions par le col de la Cayolle pour redescendre vers Barcelonnette, d’autre fois nous passions par le col des Champs pour redescendre vers Colmars. Nous avions le choix. Mais je veux parler de Colmars à cause d’un rêve que j’ai fait dans la nuit qui a suivi mon retour à Nice.

Dans la première partie du parcours, nous nous élevions vers le ciel. Le paysage au sommet du col (2045 mètres d’altitude) était celui de pâturages immenses, à l’herbe rase, balayés par le vent. Des rochers blancs comme des ossements perçaient l’épaisseur de la terre, à moins qu’ils n’aient roulé des sommets alentour et qu’ils soient restés plantés là comme les témoins muets des anciens cataclysmes. Louise voulait que j’arrête la voiture et que nous prenions le temps de respirer l’air pur. Nous n’entendions alors que le bruit du vent, les bêlements des troupeaux de moutons et les petits cris aigus des marmottes que nous cherchions à apercevoir en tendant un doigt dans leur direction, l’autre main en visière, quand elles couraient sur l’herbe, avant de disparaître d’un saut dans le creux d’un rocher. Puis, en descendant sur le versant opposé, nous traversions une forêt de conifères. Ils se dressaient tout droit comme des mâts de bateaux. Ils étaient si serrés et si hauts qu’on n’en voyait pas le sommet. Et la route tournait à leurs pieds en épingles à cheveux. Nous traversions une cathédrale construite par des géants ou peut-être par des hobbits, et qui semblait dédiée à des dieux inconnus. Nous approchions du bourg et c’est alors qu’apparaissent successivement deux maisons sur lesquelles, un été après l’autre, nous aimions fantasmer.

La première était celle que nous appelions la “Maison des fantômes”. Elle se situait tout au bas de la route mais encore sous les arbres. Ce n’était pas un chalet comme on aurait pu s’attendre à en voir un ici, mais plutôt un étonnant petit immeuble de trois étages, à la façade lisse. Pas quelque chose de moderne et de clinquant, pas une ruine non plus. Visiblement abandonné. Les fenêtres sans persiennes étaient ouvertes sur l’obscurité du vide. La façade n’avait pas été repeinte depuis des décennies mais elle avait gardé la jolie teinte des feuilles de tilleul quand elles flétrissent. Elle avait été construite dans un renfoncement gagné sur la forêt. Les arbres dépassaient de son toit et lui faisaient un écrin d’un vert profond, presque bleu, que la nuit devait remplir avec les cris des oiseaux, le hululement des hiboux et le frôlement des renards. La porte n’avait pas de perron. Elle était précédée par une sorte de cour ou de pré circulaire, sur lequel on pouvait s’aventurer sans avoir à franchir de portail. Sans rien d’extravagant, elle était improbable. Elle semblait attendre de nouveaux occupants, une famille nombreuse qui viendrait l’habiter, et chaque fois nous descendions de voiture pour respirer son parfum de tisane et la voir de plus près. Et tandis que nos enfants tâchaient d’en faire le tour, Louise me disait: Tu ne crois pas que nous pourrions l’acheter?” À quoi je répondais invariablement: Peut-être que oui, pourquoi pas? Il faut nous renseigner. 

Les Glycines était le nom écrit en fer forgé sur le portail de l’autre maison. Elle était située à l'entrée du village, de l’autre côté de la route principale qui court au fond de la vallée. Elle avait un air beaucoup moins mystérieux. On pouvait deviner qu’elle avait servi d’auberge, ou peut-être de résidence pour personnes âgées. D’auberge d’abord, dans les années 60 où les séjours à la montagne attiraient les touristes, puis de résidence pour les personnes âgées quand il avait été admis que seuls des vieillards pouvaient avoir envie de profiter du soleil d’hiver loin des pistes de ski. Elle était blanche, mais d’un blanc défraîchi, précédée d’un jardin laissé à l’abandon, avec encore, devant la façade, des tables et des fauteuils métalliques qui prenaient le soleil et la pluie sur un sol de gravier. On ne pouvait la voir que de loin car le jardin était fermé par des grilles. Et cette maison, à la différence de celle des fantômes, ne nous faisait pas rêver. Elle ne nous donnait aucune envie de l’habiter, ni même de passer la grille pour nous en approcher, non pas qu’elle nous fît peur, mais je crois que nous trouvions dans son aspect quelque chose de malsain. Le propriétaire de l’auberge avait voulu la transformer en résidence pour personnes âgées, mais là encore ses espoirs avaient été déçus, la clientèle était trop rare, le bâtiment était trop vaste, mal protégé des courants d'air, trop coûteux à entretenir, si bien qu’il avait dû mettre la clé sous la porte. Et comme il s'était endetté au-delà du raisonnable, il avait fini par se pendre. On avait fini par le trouver pendu dans les combles, une chaise en paille basculée sous ses pieds. Raison pour laquelle personne depuis lors n’avait voulu y habiter.
— Si ce n’est pas cela, me disait Louise, quand nos enfants couraient devant nous, qu’ils nous laissaient le loisir d’échanger trois paroles, tu veux me dire pourquoi, depuis le temps, personne n’a voulu l’acheter pour en faire quelque chose? Les gens d’ici doivent bien le savoir.” À quoi je ne savais que répondre.

Et cette nuit-là, quand j’ai rêvé, c'était des deux maisons. Et je rêvais encore quand l'idée m’est venue à l’esprit que le quintuple assassinat commis par Jean-François Heubert (ou le sextuple, si on comptait le chien) l’avait été à Colmars-les-Alpes et nulle part ailleurs. Je le savais, je l’avais su depuis les premières annonces, et comment avais-je pu l’oublier, et pourquoi? Et aussitôt je me suis levé. Il était deux heures et demie du matin. Je me suis assis sur mon fauteuil de rotin, devant mon ordinateur, et j’ai allumé l'écran. Et il ne m’a pas fallu longtemps pour vérifier que oui, le drame avait bien eu lieu dans ce village perdu dans une vallée des Alpes où nous avions nos habitudes. Et comme si cela ne suffisait pas, il a fallu que je cherche et que je trouve une photo qui montrait la maison maudite où les cadavres avaient été découverts. Et là encore, le rêve ne m’avait pas trompé. C'était celle des Glycines.

samedi 24 août 2024

S’endormir

Les policiers m’ont écouté sans marquer trop de surprise. J’avais craint qu’ils me prennent pour un fou. Je m’étais donc réveillé à Albenga, après une nuit passée au deuxième étage d’un hôtel moderne, à la façade blanche, dressée sur le front de mer. Et après une douche froide et m’être vêtu de propre, j’avais marché dans l’ombre des rues étroites au-dessus desquelles le ciel était bleu, comme sorti d'une lessive. J’avais bu un cappuccino et mangé un croissant à la confiture à la terrasse du Caffè Testa, via delle Medaglie d’Oro, après quoi je m’étais renseigné auprès du patron qui m’avait indiqué où se trouvait le poste de police, et là j’avais pu raconter mon histoire de l’homme au pistolet mitrailleur que j’avais rencontré la veille, sous un tunnel de la route de Pieve di Tecco. Je m’étais exprimé dans le peu d’italien que je possède, les policiers m’avaient écouté avec attention, les sourcils froncés, puis, après s’être consultés du coin de l’œil, ils étaient allés chercher un classeur de photos. Et tout de suite je l’ai reconnu. La photo était glissée dans une pochette plastique, et celui qu’elle montrait n’était autre que Jean-François Heubert, ce médecin qui était soupçonné d’avoir assassiné sa femme, leurs quatre enfants et leur chien, quelques semaines auparavant, de les avoir enterrés dans la cave de leur villa, où leurs corps avaient été retrouvés, puis qui avait disparu. Son portrait avait été publié partout dans la presse. On l’avait vu à la télévision. Je reconnaissais le personnage sans l’ombre d’un doute, mais quant à savoir si c’était bien l’homme armé que j’avais rencontré la veille, c’était une autre affaire. Celui-là, je ne l’avais pas vu en gros plan mais aperçu de loin, à la clarté de mes phares, dans un état de terreur qui me troublait la vue. Oui, ce pouvait être lui, le même visage glabre, la même bouche large, le même nez long et droit, le même teint clair, et surtout les mêmes yeux d’un bleu transparent, au regard glacial, qui fixaient l’objectif, mais de fait je n’avais pas songé au fugitif en rencontrant l’étrange ranger qui m’avait menacé de son arme, et maintenant encore j’hésitais, je n’étais pas certain.

Mes interlocuteurs n’ont pas insisté. Ils se sont montrés affables, ils m’ont remercié pour mon témoignage dont je voyais bien qu’ils le prenaient au sérieux. Ils ont noté mes coordonnées et ils ont dit:
— Il n’est pas impossible que nous ayons d’autres questions à vous poser, mais c’est la Police Judiciaire de votre pays qui a émis l’avis de recherche et qui centralise les données, et il est plus que probable que ses services voudront vous entendre à leur tour.
J’ai donc repris ma voiture et je suis rentré à Nice. J’avais la ferme conviction alors d’avoir tout dit, de la manière la plus précise, mais sur la route du retour, arrivé à Menton, en passant la frontière, l’idée m’est venue qu’une information importante m’avait glissé entre les doigts. J’ai pensé à une anguille ou à une musaraigne. L’intuition que je sentais bouger à peine, palpiter comme un petit animal tapi quelque part dans un coin inaccessible de mon cerveau, se rapportait, non pas à l’homme rencontré sous le tunnel, mais plutôt à celui dont on m’avait montré la photo, le monstre qui avait assassiné les siens et dont on se demandait où il pouvait se cacher à présent, si du moins il ne s'était pas donné la mort, et si son cadavre n'était pas déjà en train de se décomposer dans un sous-bois, au fond d’un ravin où un jour peut-être, par hasard, on retrouverait ses os. Des centaines de témoignages avaient été recueillis au cours des dernières semaines, on croyait l’avoir aperçu dans différents endroits les plus improbables et les plus éloignés les uns des autres, on prétendait même l’avoir pris en photo, notamment sur le parking d’un supermarché où il poussait un chariot. Une autre fois il figurait au milieu d’un groupe d'élèves, devant un aquarium du musée océanographique de Monaco où baillaient des murènes. Une autre fois c'était de nuit, devant l'entrée d’une salle de cinéma parisien, avenue de Clichy, sous l’affiche de Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson. Et ces signalements qui parvenaient jusqu'à nous, dont nous étions informés, il était facile de deviner qu’ils ne constituaient qu’une infime partie de ceux que les services de police français et étrangers devaient recevoir chaque jour, car l'enquête s'était étendue très vite à toute l’Europe et bientôt après à la planète entière.

J’ai consacré le reste de la journée à des tâches domestiques. Je rentrais d’un voyage d’une quinzaine de jours qui m’avait entraîné jusque dans les Grisons. Et quand on vit seul, les tâches domestiques prennent beaucoup de place, parce que personne ne vous aide à les réaliser, ni ne vous encourage à le faire, ce qui vous laisse tout loisir de les négliger, le résultat étant qu’elles s’accumulent et se compliquent. Et si comme moi vous refusez qu’elles s’accumulent et se compliquent, si comme moi vous détestez la poussière et le désordre, alors, privé du regard et du sourire d’une femme qui se moquerait un peu de vous, il y a toutes les chances que vous deveniez complètement obsessionnel. Voilà, j’essaie de garder l’équilibre. Et cette double crainte symétrique du laisser-aller et de la névrose obsessionnelle a été pour beaucoup dans ma décision de quitter l’appartement où j’avais longtemps vécu avec Louise. Et sans doute s’agissait-il aussi d’échapper à l’emprise de son fantôme, non pas celui de la personne que j’avais aimée, bien sûr, qui me suivait partout et que j’accueillais toujours avec plaisir, mais celui du spectre qui avait souffert de longs mois, qui avait brûlé comme un sarment de vigne et que j’avais accompagnée jusqu’à la mort. Puis, à neuf heures du soir, dans mon studio de la rue des Boers, je me suis endormi avec un manuel de botanique et les musiques de Brian Eno.



Fenêtre sur cour

Il a continué à marcher vers le nord, sur la rue de Rivoli. Il a traversé la rue de la Buffa puis le boulevard Victor Hugo, il est arrivé ai...