jeudi 22 août 2024

Summertime

Je suis venu au printemps. C’est Zoé qui m’a accueilli, c’est elle que j’avais eue au téléphone. J’avais su par Jeanette qu’Émile était mort et que, depuis son décès, Eulalie avait pris du recul. Que désormais elle laissait les rênes de l’auberge à leur fille. Eulalie continuait d’entretenir le jardin potager et de faire la cuisine, mais elle ne se montrait plus guère aux clients. Elle n’avait jamais été très bavarde, mais jusque là, le soir, après la vaisselle, elle avait l’habitude de venir fumer une cigarette et boire un verre de vin au milieu des convives, et c’était le moment où ceux-ci parlaient de leurs voyages. Le dîner les avait réunis autour de la table commune. Ils formaient un groupe hétéroclite, ils ne parlaient pas tous la même langue, il y avait là des cyclistes maigres comme des clous, des familles entières arrivées à bord de SUV immatriculés en Suède ou au Canada, et c’était le moment où ils échangeaient des souvenirs de voyages. Et Eulalie écoutait sans rien dire. Mais il arrivait qu’on la voie sourire et hocher la tête, et on comprenait alors que cette petite ville à la frontière du Mexique qui était évoquée dans le récit d’un voyageur, elle la connaissait, on comprenait qu’elle voyait très bien où se trouvaient la place de l’église où l’inconnu racontait être arrivé un jour, et cet endroit reculé de la ville où on pouvait louer des chambres, au-dessus d’un café dont l’unique lanterne éclairait la rue. Et autour d’elle on échangeait des sourires. Et si Zoé se trouvait là, elle aussi, on l’interrogeait du regard, mais Zoé ne savait que répondre. Elle paraissait elle-même surprise. Elle semblait dire: Oh, moi aussi j’ignorais que ma mère était allée là-bas, dans son ancienne vie. Je l’apprends en même temps que vous. Mais, après tout, ce n’est pas la première fois. Elle a voyagé dans tellement d’endroits, et en compagnie de qui et pour vivre de quoi, je ne veux pas l’imaginer, il ne m’appartient pas de le savoir. Tandis que maintenant, dans ces moments de veillée, où les uns commandaient une autre carafe de vin tandis que les autres préféraient des tisanes, on ne la voyait plus. C’était Zoé seule, la beauté de Zoé, la jeunesse de Zoé, qui occupaient la place de sa mère en même temps que la sienne. Avec une connaissance plus complète et plus précise encore des cimes et des sentiers alentour. De la faune et de la flore locales. Des dangers climatiques. Pas une fois Eulalie n’est apparue, je veux dire lors de mon premier séjour qui n'a duré qu'une semaine, au début du printemps. Mais je suis revenu au mois de juin pour rester cette fois tout l’été, et au milieu de juillet, il y a eu un soir où elle a quitté sa vaisselle pour s’asseoir avec nous. Elle s’est assise sur une chaise, à côté de la mienne, sans paraître me voir, sans me faire aucun signe. Sans doute avait-elle été attirée par la musique. Une jeune italienne jouait du banjo en chantant d’une voix douce et nonchalante, à la manière de Pete Seeger. Et quand elle en fut à Summertime, le regard d’Eulalie a rencontré le mien, et sans savoir si elle me reconnaissait, sans savoir si elle m’avait reconnu parmi les autres, je lui ai murmuré: J’ai appris pour Émile. À quoi elle m’a répondu: J’ai appris pour Louise.

mardi 20 août 2024

My Sweet Lord

Eulalie arrive à Estenc à l’été 1993. Elle est espagnole, elle a vingt-cinq ans, des piercings, des dreadlocks, des tatouages, de grosses chaussures aux pieds sous une tunique indienne qui lui arrive à mi-cuisses, et elle a beaucoup voyagé. Pourquoi et comment se retrouve-t-elle, cet été-là, dans ce hameau perdu de l’arrière-pays niçois? Je l’ignore. Je ne lui ai jamais posé la question. Et nous n’étions pas à Estenc pour assister à l’événement. Mais la scène de son arrivée est une histoire qui se répète, le soir, après dîner, autour de la table commune, aussitôt qu’elle a le dos tourné, qu’elle fait semblant de ne pas entendre. Quelqu’un dit: Vous connaissez l’histoire? Et il raconte. La description de la scène tient en quelques mots, mais on se plaît à l’imaginer. On l’imagine souvent aussitôt qu’on l’a entendue. Elle fait partie de la mythologie du lieu, de sa légende. Donc, il fait très chaud. Elle arrive seule, dans la tenue que j’ai dit, au tout début d’un après-midi brûlant. Elle monte l’escalier de bois et elle entre dans la salle à manger comme on ne peut pas faire autrement quand on arrive à l’auberge. Et comme celle-ci est déserte, et comme elle n’a pas annoncé sa venue, elle cherche quelqu’un à qui parler. Elle hésite. Puis, comme elle entend du bruit dans la cuisine, elle en pousse la porte, et là elle découvre une solide matrone occupée à faire la vaisselle. Alors, elle pose son sac à dos et elle reste plantée, debout sur le seuil, sans oser rien dire. La femme penchée sur l’évier continue sa besogne, elle ne se retourne pas. Eulalie ne sait pas si elle l’a entendue. Et encore qu’elle voudrait se montrer polie, aucun mot ne lui sort de la bouche. L’instant se prolonge. Dans la grosse chaleur de l'été, on entend le bruit de la vaisselle et les mouches qui volent. Jusqu’à ce qu’enfin, la vieille femme tourne la tête vers elle. Non pas jusqu’à la faire entrer dans son champ de vision. Juste un léger mouvement de tête, le regard dans le vide, et elle dit: Tu vas me regarder longtemps? Puisque tu es là, rends-toi utile. Et, cette fois, d’un geste de la main, elle lui tend un torchon. Et Eulalie s’avance alors et elle dit: Bien sûr Madame, bonjour Madame, je m’appelle Eulalie, avec son joli accent espagnol, rien de plus, et elle commence à essuyer les assiettes et les plats à côté de la matrone qui pourrait être sa grand-mère et qui continue d’en laver d’autres, à grande eau qui coule de l’unique robinet et qui est fraîche comme celle d’un torrent. Et l’histoire se termine en disant qu’on ignore ce que les deux femmes se sont dit, dans le long moment qui a suivi, sans que la vieille femme se tourne davantage vers elle, comme si elle n’avait pas eu besoin de la voir pour juger à qui elle avait donc affaire, mais le fait est qu’Eulalie ce jour-là, parmi tant d’autres aventures dans sa vie, après tant de voyages, a trouvé sa maison.

dimanche 18 août 2024

Alain Delon est mort (encore une fois)

LUI - Tous les cafés du port ne sont pas sur les quais.
LE TÉMOIN - Tous n’ont pas leur devanture face à la mer.
ELLE - Certains ne sont pas exposés au plein soleil qui inonde le quai.
LUI - Dans chaque port, il faut qu'il y en ait qui semblent se cacher dans les rues adjacentes, qui profitent de l'ombre.
LE TÉMOIN - Sans doute ceux-ci ne bénéficient-ils pas d'une clientèle aussi nombreuse que les autres.
ELLE - Au mieux, deux ou trois tables métalliques sorties sur le trottoir, où prendre l'apéritif.
LUI - Il est rare que les touristes aient envie de pousser la porte vitrée, étroite, avec un rideau de perles qui pend derrière et qu’il faut écarter. Pourtant on y est bien accueilli.
ELLE - À midi, on peut s’y faire servir des plats simples, préparés à la poêle.
LUI - Qui sentent l’ail, le poisson et l’anisette.
LE TÉMOIN - Les âmes sensibles des touristes sont effrayées par ces antres, et elles ont raison de l'être.
LUI - Ces lieux ont partie liée avec les lourds bâtiments de la marine nationale qui font route vers l'autre bout du monde et dont, quelquefois, des matelots désertent.
LE TÉMOIN - On les appelle des matafs.
ELLE - Quelques années plus tard, on les voit impliqués dans des affaires de crimes qui se commettent à la sortie de salles de jeu, la nuit, dans des rues de Paris ou de Marseille. Parfois plus loin encore, dans d’autres pays.
LUI - Jef est l’un d’entre eux.
LE TÉMOIN - Combien d’années a-t-il habité auprès de Louise, dans l’appartement situé au premier étage, au-dessus du café, sans se lier avec personne de celles et ceux qui fréquentaient l’établissement, qui s’intéressaient à lui, qui se portaient candidats pour s’occuper de lui, c’est-à-dire pour l’enlever à Louise, avant qu’une balle ne l’atteigne dans sa course, une nuit qu’il se trouvait transporté, on ne sait par quel prodige, dans une rue de Paris?
LUI - Les bijoux, qui avaient rempli ses poches, répandus sur le sol aussi bien que le sang qui sortait de sa bouche.
ELLE - On a prétendu que Louise était sa tante, ou sa marraine, ou les deux.
LUI - Elle a été interrogée par la police, à la suite de quoi elle a fermé boutique.
LE TÉMOIN - Les volets sont restés accrochés pendant trois mois qu’elle a passés à la montagne, dans les Pyrénées, à faire des excursions.
ELLE - Un guide lui a appris à reconnaître les cris de certains oiseaux qui se font entendre à l’aube, à l’époque des accouplements, quelques jours dans l’année.
LUI - Puis elle est revenue. Elle a décroché les volets, changé les nappes. Elle a repris la vie d’avant, les apéritifs, la cuisine, le commerce, mais seule cette fois.
LE TÉMOIN - On prétend qu’elle est riche.

Jef et Louise - À retrouver dans Évite (Nice-Nord, 4)
Voir aussi, dans le même volume, La Chèvre et le Samouraï

Rue de Rivoli

La Promenade des Anglais n’était pas belle à voir, par les nuits de ce printemps-là. Ou peut-être l'était-elle mais d’une beauté dont, p...