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5 - 26, rue Verdi

L’appartement paraît trop grand pour elle, une personne seule et fragile qui n’a pas eu le temps de s’y habituer, pas même celui d’y déballer toutes ses affaires. Les archives photographiques ont été déposées dans la pièce la plus grande, prévue pour servir de salon et dont la fenêtre donne sur la rue. Attenante au salon, elle aussi côté rue, une prétendue “chambre d’amis” où rien n’est à sa place, pas même le lit qu’on lui a livré, dont le matelas et le sommier restent emballés dans leurs linceuls de plastique transparent. Sa chambre s’ouvre à l’opposé de l'entrée, côté cours. À la différence des deux autres pièces, celle-ci est meublée sans qu’il y manque rien et avec goût. Enfin, attenante à la chambre, elle aussi côté cours, la cuisine.
Côté rue, côté cours, comme le jour et la nuit. Comme deux mondes différents. Et la peur dans l’espace qui les sépare, qu’elle franchit la nuit, comme une somnambule, sans seulement allumer la lumière.
Les archives photographiques sont restées enfermées dans des caisses qui s’empilent partout dans le salon. Elles forment des tours de hauteurs inégales, comme celles d’une ville, et laissent juste assez de place au sol pour un fauteuil Eames Lounge et son repose-pied. Avec, à côté du fauteuil, une petite table ronde sur laquelle sont posés une théière japonaise, une tasse et un cendrier.
Le projet était simple: réunir une soixantaine de photos, parmi les plus connues et d’autres inédites, qui jalonnaient quarante ans de carrière et qui viendraient illustrer un livre d’entretiens composé en dialogue avec le créateur de mode Renji Takemura. Renji en avait eu l'idée, il l’avait soumise à son éditeur avant d’en faire part à sa vieille amie.
Renji est plus vieux qu’elle d’une dizaine d'années. Ils se sont connus quand Viviane était encore mannequin, et quand lui-même venait à peine de créer sa marque et d'ouvrir sa boutique de la place des Victoires. Et aujourd'hui, Renji est bien plus célèbre qu’elle, et bien plus riche. Sans lui, elle n’aurait jamais obtenu la commande de ce livre. Ils ne s’étaient plus rencontrés depuis longtemps, ou seulement en coup de vent, elle aurait dit qu’il l’avait oubliée, et voilà qu’il lui proposait un dialogue qui couvrirait une centaine de pages, au fil desquelles ils évoqueraient leurs carrières respectives, ils définiraient le sens de leurs recherches, elle finirait enfin peut-être par préciser ses intentions. Par dévoiler certains souvenirs qui nourrissaient son travail créatif. Sa manière si particulière de photographier des femmes. Ce côté sombre, ou nocturne et presque fantastique, en même temps que, sur ses photos, ces femmes sont si jolies. Et c’est l'idée de ce livre qui l’avait décidée de s’installer à Nice. Elle voulait profiter pleinement de cette opportunité qui lui était offerte et qui ne se présenterait pas deux fois. Elle voulait que Renji soit fier du livre qu’ils signeraient ensemble.
Et dans les premières semaines, le système a très bien fonctionné. Elle passait beaucoup de temps dans sa chambre, allongée sur son lit, où il lui semblait bien naturel d'avoir à récupérer de la fatigue que le déménagement avait entraînée, à vider ses poumons de toute la poussière qu’elle avait respirée. Elle jouait au Sudoku sur son iPad, elle regardait des documentaires sur son écran de télévision. Puis, à d’autres moments, elle passait au salon pour ouvrir ses archives, feuilleter un album puis l’autre, allumer une cigarette, l'éteindre parce qu’elle avait un goût amer, et prendre des notes au feutre bleu, dans un cahier Clairefontaine qu’elle avait acheté tout exprès.
Et puis, très vite, le système s'est détraqué. Les pièces de la mécanique se sont enrayées, déboitées, les tours formées par les cartons d'archives ont semblé prêtes à s'écrouler. Une toux qui empirait et qui à présent la réveillait la nuit. Un médecin qu’elle avait consulté sur l'insistance de sa nièce, qui l’avait accompagnée jusque dans la salle d'attente de son cabinet. Une radio des poumons. Et, à peine trois jours plus tard, le verdict.

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