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Affichage des articles associés au libellé Fictions

Estenc

Il m’a fallu quatre ans pour retourner à Estenc. Plusieurs fois, j’avais annoncé à mes enfants que je comptais sortir ma voiture du garage pour retourner là-bas, et ils m’avaient répondu que je ne devais pas me presser, que j’avais tout le temps devant moi, mais que oui, bien sûr, si je m’en sentais capable, pourquoi pas? Et j’avais cru comprendre qu’au moins une fois notre fille y avait passé une nuit en compagnie de deux amies de sa mère qui, étaient comme elle férues de montagne, et qu’à cette occasion elles avaient fait ensemble la ballade rituelle de l’Estrop qui nécessite plusieurs heures de marche et qui culmine à plus de 2900 mètres. Mais je n’avais pas le même courage qu’elle, pas la même force, et chaque fois, au dernier moment, j’avais annulé ma réservation. Chaque fois, au téléphone, j’avais eu affaire à Zoé, et celle-ci ne m’avait pas demandé si je comptais venir seul, ce qui me donnait à entendre qu’elle était informée de mon veuvage. Mais cette fois, au printemps, j’ai p...

Sur la route

Il faisait nuit. Je roulais sur une route des Alpes. Je suis entré sous un tunnel et aussitôt j’ai vu la voiture arrêtée en travers de la chaussée, les phares allumés et l’homme debout devant le capot. Il pouvait s’agir d’une Ford Ranger. Le lendemain, je devais dire à la police d’Albenga que je n’étais pas sûr d’avoir bien vu mais qu’il pouvait s'agir d’une Ford Ranger, modèle Pick-up. Et l’homme n’attendait pas de secours, il n'était pas en panne. Il avait arrêté son véhicule au milieu du tunnel, il en était sorti, décidé à s’en prendre à la première voiture qui entrerait sous le tunnel, et comme c'était la mienne, il me barrait la route, vêtu comme il l'était d’une ridicule panoplie de cowboy, le Stetson sur la tête, en brandissant une arme. C'était un pistolet mitrailleur. Ne me demandez pas le modèle, je ne connais rien aux armes. Et son visage était hilare. À la fois hilare et terrifiant. Alors, je me suis arrêté. Je n’ai pas coupé le moteur, surtout pas, mais...

Joseph, 2

Je passe devant des cafés, parfois je les aperçois de loin, et je pense à Joseph. Je me dis: Était-ce ici que je dois imaginer qu’il serait venu se perdre? Et d’abord, d’où venait-il quand je l’ai vu pour la première fois chez nos grands-parents? Il avait fait son service militaire dans la Marine nationale et il l’avait prolongé de deux ans. Mais avant cela? Il avait grandi à Alger, à la garde de son père que je ne connaissais pas, dont je ne savais pas le nom, puis un jour, quand il avait seize ans, son père l’avait chassé de chez lui, il lui avait fermé sa porte, et Joseph était parti sur les routes, sans carte d’identité et sans argent, et sur quelles routes, dans quels pays avait-il passé ces années d’errance et de misère avant de s’engager dans l’armée et de faire le tour du monde, plusieurs fois, à bord d’un destroyer? J’avais du mal à croire aux tours du monde à bord d’un destroyer, mais pourquoi pas, après tout? Et d’abord, comment pouvait-il se faire que ma tante, que je conna...

Joseph, 1

Joseph est revenu habiter chez sa grand-mère au début de l'été. Il avait vingt-six ans et il sortait de cinq années de prison. Entre temps, son grand-père était mort. Son grand-père et sa grand-mère étaient aussi les miens, car nous étions cousins. Sa mère était la sœur aînée de ma mère. Elle avait eu Joseph d’un premier mariage, à Alger, puis elle était venue vivre à Nice avec son nouveau mari et elle y avait eu deux autres enfants. Quand mes parents ont décidé de quitter l'Algérie, j'avais cinq ans, et c’est à Nice que j’ai découvert ma tante, son mari et leurs deux enfants, et j’ignorais alors l’existence de Joseph. La première fois que j’ai vu Joseph, c’était chez nos grands-parents. Je devais avoir neuf ans et il en avait dix de plus que moi. J’allais dormir chez mes grands-parents une fois par semaine, dans le petit appartement qu’ils habitaient du côté de Gorbella. C’était un logement très pauvre et biscornu, où j’aimais retrouver les parfums de ma petite enfance alg...

Présences réelles

C’est le Vendredi saint de 1955, je marche avec ma grand-mère et ma mère sur une colline où il y a des eucalyptus, jusqu'à parvenir à une église dans l'ombre de laquelle nous faisons le signe de croix, allumons un cierge et disons quelques mots d’une prière avant de repartir. Le souvenir dit que nous visitons les églises une après l’autre à l’occasion du Vendredi saint, et que celui-ci précède de quelques semaines notre départ pour la France, pour mes parents et moi. Et ensuite, quand nous sortons de l’église, il se met à pleuvoir, une pluie très fine qui dessine au soleil comme un rideau de soie, et je me souviens aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer dans la même luisance de la pluie mêlée au soleil. Le souvenir est d’une beauté parfaite. Le souvenir dit que je sais alors que notre pèlerinage précède de quelques semaines notre départ pour la France. Et il dit aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer, mais il ne les mo...

Where Is My Love

“J’aurais dû être avec les autres quand la police a envahi le squat de la rue Pierre Pietri, mais Arthur m’avait envoyé dans un appartement de la cité Aristote, à Bon Voyage. Vous connaissez? — Oui, bien sûr. Que faisais-tu là-bas? — J'étais chargé de peindre les murs. Depuis le début, j'étais chargé de petits travaux de peinture. Cela se passait dans des appartements qu'ils squattaient pour y accueillir des migrants, sans doute aussi des personnes qui étaient recherchées par la police mais que je n’ai jamais vues. Je prenais tout mon temps. Il me fallait un mois pour faire le travail qu’un autre aurait réalisé en trois jours. En plus, je pouvais rester des semaines sans rien faire parce que j’étais malade. Ils ne m’en faisaient pas le reproche. Ils me soignaient. Et d’habitude, le soir, quelqu’un venait me chercher en voiture pour me ramener au squat de la rue Pierre Pietri où je partageais le repas et où je dormais avec eux. Mais ce soir-là, ils m’avaient oublié. Cela arr...