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Villa Bellevue, 5

Les Agassi passaient leurs vacances d’été dans un chalet qu’ils possédaient près de Davos. La mère et les filles y séjournaient traditionnellement un mois, tandis que le professeur n’y demeurait jamais plus d’une quinzaine de jours. J’ai compris assez tôt qu’Hélène mettait en place, cette année-là, une stratégie pour que ses parents lui permettent de rester à Nice pendant toute une semaine où ils seraient en Suisse.
Je devinais qu’elle prévoyait de faire découvrir à Imrân les charmes de la Villa Bellevue, même si elle ne m’en disait rien. Et cela m’amusait plutôt. Mais sans doute ne mesurais-je pas les trésors de ruse qu’il lui fallait employer. J’avais réussi, pour ma part, au cours des derniers mois, à devenir un disciple direct et un collaborateur de Pierre Henry, ce qui me remplissait d’orgueil et me rassurait sur mon avenir; mais, du coup, j’étais moins attentif aux états d’âme de ma belle amie. Puis un matin, comme je me trouvais à Nice, dans mon studio voisin du Parc Impérial, elle m’a appelé pour m’inviter à passer la soirée avec elle.
— Tu veux dire chez tes parents?
— Enfin, oui, chez moi. Mes parents sont partis à l’aube, pas pour longtemps, mais ce sera mieux que rien. Et, pour ce soir, Sonia nous a laissé de la salade de poulpe et je préparerai moi-même les cocktails.
Cette soirée fut bizarre. Elle aurait dû être joyeuse et elle ne le fut pas. Nous sommes restés un long moment dans sa chambre à écouter de la musique. Sur sa table de chevet, il y avait un livre de Truman Capote en traduction française. Il s’intitulait La traversée de l’été. J’ai lu le texte imprimé en quatrième de couverture et j’ai dit:
— Ce livre raconte ton histoire?
— Pas tout à fait la même, mais oui, ça lui ressemble.
Puis nous sommes descendus à la cuisine. Nous avons rempli nos assiettes et nous sommes passés au salon. Hélène est allée chercher une bouteille de whisky. Elle s’est installée sur le tapis, en position du lotus. J’ai remis de la musique. C’était cette fois Terry Riley. J’ai dit:
— Tu crains qu’il ne vienne pas?
— Mais non, bien sûr qu’il viendra. Si tu vois où il habite. On lui lavera son linge. On lui fera prendre un bain, on lui coupera les ongles. Il dormira dans un vrai lit. Il mangera tout ce qui se trouve dans le réfrigérateur. J’ai fait en sorte que ne manquions pas de cigarettes ni d’alcools. Nous danserons peut-être. Cela pendant trois jours, peut-être quatre. Ensuite, il fera comme tous les garçons, il ira retrouver ses copains.
Elle avait parlé vite. Qu’est-ce qui la rendait si triste? Il était inutile que je pose la question. Enfin, peut-être aurais-je dû le faire.
Elle a voulu danser. Nous avons éteint le maximum de lumières. J’ai choisi Georgia de Ray Charles dans sa version la plus longue. Elle a posé ses pieds nus sur les miens et nous avons ri de tanguer maladroitement comme des pantins. No peace, no peace I find / Just an old, sweet song… Mais ensuite elle a pleuré. Elle voulait que je reste. Elle était ivre. Nous sommes montés dans sa chambre. Elle s’est couchée. J’étais assis près d’elle. Quand elle s’est endormie, elle a lâché ma main.
Cette soirée à la Villa Bellevue a eu lieu un samedi. Le drame s’est déroulé le mardi suivant. Nous étions au mois d'août. La chaleur était écrasante, et pendant le week-end les voitures étaient rares. Je ne sais plus à quel projet je travaillais alors. On entendait les voitures venir de loin. Je m'étais posté à un carrefour, près de la piscine du Piol, et je collectais des bruits de moteurs. Je me demandais comment faire en sorte qu’on devine en même temps la lumière si particulière qui tombait du ciel et qui se réfractait sur l'asphalte. Qui a dit que la lumière ne s’entend pas? J’avais conservé ces enregistrements et, quelques années plus tard, en 1984, quand Wim Wenders a donné à voir son Paris, Texas, j’ai ajouté aux bruits mécaniques, lointains et rares, quelques notes en boucle de la guitare de Ry Cooder. Avec un tel arrangement, en plus du bruit de soleil, on pouvait sentir l’odeur d’essence
Le mardi matin, il n’était pas sept heures quand le téléphone a sonné. Je m’étais endormi sans fermer les volets. Le soleil inondait la pièce. C’était Hélène. Sa voix était faible et cassée. Elle a dit:
— Paul, tu appelles un taxi et tu viens me chercher.
— Hélène, que se passe-t-il? Je prends une douche. Je suis chez toi dans un quart d’heure.
— Tu prendras une douche plus tard. Paul, tu m’entends? Tu appelles un taxi et tu viens me chercher. Sans attendre. S’il te plaît.
— J’ai compris.
Le ciel était d’un bleu implacable. Elle m’attendait sur le trottoir, devant la villa, en imperméable, les yeux abrités derrière des lunettes de soleil. Elle ne portait qu’un petit sac de voyage. Je l’ai aidée à monter dans le taxi. Tout de suite j’ai vu des marques dans le cou et du sang dans les cheveux. Je n’ai rien dit. Elle tremblait de tous ses membres. Elle claquait des dents. Le trajet a duré cinq minutes. Chez moi, je l’ai aidée à ôter son imperméable. Le bras gauche avait du mal à passer. Dessous, elle portait une combinaison très courte dont une bretelle déchirée laissait voir un sein. Sur ce sein, une marque de coup. Je ne voulais pas le croire. J’étais horrifiée.
— On t’a battue, Hélène. Quelqu’un t’a battue, ici et là, et là encore. Je vois les marques. Dis-moi, qui t’a fait cela?
— Tais-toi, Paul, s’il te plaît. Tu es un amour. Fais-moi couler un bain.
— Dis-moi qui t’a fait cela? C’est Imrân? Il est encore dans ta maison?
— Ce n’est pas Imrân. Imrân est parti.
— Ce garçon t’a rendu folle. Je vais aller le tuer.
— Tu le tueras plus tard. D’abord, fais-moi couler un bain.
Quand elle a été dans la baignoire, je n’ai rien trouvé de plus urgent que de lui laver les cheveux. C’était quelque chose que je savais faire, que j’avais déjà fait. Mais cette fois, elle avait mal partout, dans tous ses membres, et sur son crâne, en écartant ses mèches ravissantes, j’ai découvert une plaie de trois centimètres.
— Seigneur, tu me diras ce qui s’est passé. Tu t’es disputée avec Imrân? Il en voulait à ton argent?
— Je te répète qu’Imrân n’est pour rien dans cette affaire.
— Mais alors qui?
— Tu ne devines pas? Tu le connais pourtant.
Je lui ai fait avaler trois ou quatre comprimés que j’avais dans un tiroir. Elle a dormi douze heures. Quand elle s’est réveillée, elle avait très mal au poignet. Elle ne pouvait plus se servir de sa main. Et moi, j’avais eu le temps de réfléchir. Je n’avais pas eu besoin de beaucoup réfléchir. Quel sombre imbécile je faisais! Quel lâche! Jusqu’à la dernière extrémité, j’avais évité de regarder la vérité en face.
J’ai appelé un médecin. Nous étions convenus de dire qu’elle s’était faite agresser dans la rue. Le médecin a déclaré que le poignet était cassé, des tendons déchirés. Il lui a posé une attelle provisoire. Mais le lendemain, sans faute, il faudrait qu'elle aille à l’hôpital pour faire des radios.
Quand la lumière a décliné, je lui ai préparé un bol de riz blanc avec des crevettes. Notre menu préféré. Nous avons écouté Neil Young, seulement Neil Young, en buvant de la tisane et en fumant un peu de cannabis. Quand j’ai éteint la lumière électrique, j’ai laissé une bougie allumée. Dans le lit, elle me tournait le dos. Elle se lovait contre moi.
— Tiens-moi, serre-moi, Paul. Tu ne dois pas me laisser.
Puis, au milieu de la nuit, quand un peu de fraîcheur nous a permis de tirer le drap sur nous deux, elle a raconté.
Le professeur Agassi est arrivé de Suisse à six heures du matin. Seul. Il est monté, il est entré dans la chambre de sa fille. Il a tiré de son lit Imrân qui était nu. Il lui a administré une paire de claques magistrales, il a jeté par la fenêtre ses vêtements qui traînaient sur une chaise, et il lui a dit:
— Tu as très exactement trois minutes avant de prendre le même chemin.
Le jeune homme n’a pas répliqué. Exit Imrân.
Ensuite, ça a été son tour. Il l’a sortie du lit, vêtue d’un seul T-Shirt, en la tirant par une main. Puis, cette main, il ne l’a plus lâchée. Il a fait voler son enfant à travers la pièce, un peu comme Fred Astaire fait valser Ginger Rogers, mais quant à lui avec une brutalité à laquelle il était impossible de résister, si bien que le crâne d’Hélène a cogné sur le miroir de la garde-robe, que le sang a giclé. Puis il l’a ramenée vers lui, tout comme encore aurait fait Fred Astaire, mais cette fois pour la frapper à poings fermés. Plusieurs coups. Jusqu’à ce qu’elle tombe. Qu’elle crie, blottie sur le sol. Et des coups assénés encore. Il l’a traitée de pute. Juste bonne pour les Arabes.
— Et tu peux dire à qui tu veux que je t'ai fait du mal. Tu peux aller au commissariat, tu peux aller où tu veux..
Puis, il est reparti.


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