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Villa Bellevue, 4

Nous avons connu une année de grâce nonchalante. Hélène devait passer son bac. Elle l’a réussi sans effort et sans savoir non plus ce qu’elle ferait ensuite. De mon côté, je commençais à imaginer ce que serait ma musique. Hélène faisait la fête, elle prenait les premières photos de personnes qu’elle rencontrait, uniquement des Polaraïd aussi peu soignés que possible, auxquels elle ajoutait de petits textes tapés à la machine, surchargés au feutre, de préférence bleu ou vert-émeraude. J’utilisais le train de nuit pour aller à Paris assister à un séminaire de Pierre Boulez ou de Roland Barthes. Nous nous téléphonions le soir. Elle me parlait de ses amours. Inévitablement aussi, elle me parlait de sa famille. Elle se plaignait de sa mère, dont les goûts bourgeois la rendaient folle. Et celle-ci, en retour, semblait lui préférer Michèle, sa sœur aînée, qui avait un vrai fiancé et qui évoquait les dates possibles pour son mariage. Quand nous nous retrouvions, c’était pour des journées entières passées à la plage ou, quand j’acceptais qu’elle m’invite, sur le bord de la piscine du Grand Hôtel du Cap Ferrat.
Hélène était la fille de Raphaël Agassi, professeur de médecine, qui opérait à l’hôpital Pasteur et qui avait épousé l’héritière d’une famille de tisserands du Nord. Ils étaient riches et Hélène pouvait soutirer à son père tout l’argent qu’elle voulait. Elle m’achetait des disques (je les ai gardés). Un jour, elle m’a offert un synthétiseur ("Ce n’est qu’une avance. Tu me dédicaceras une œuvre"). On a dit que j’étais son meilleur ami, mais c’était Hélène qui se montrait la meilleure amie du monde. Elle accordait à chacun la même attention bienveillante, le même sourire. Quand vous parliez, elle regardait votre bouche, puis vos yeux. Les siens étaient gris. À l’échelle de notre petite ville, c’était un star. Et pourtant elle prenait soin de ne jamais faire souffrir personne plus que nécessaire, je veux dire plus qu'il ne faudrait pour s'en détourner un jour, car il arrivait un moment où elle se détournait de vous.
Sans heurt. Avant que vous risquiez de vous attacher à elle. Elle s’éloignait, s’absentait. Elle vous avait accordé l’attention la plus exquise, et soudain elle n’était plus là. Vous songiez alors qu’elle ne vous avait rien promis, qu’il ne vous était pas permis de lui en faire le reproche. Et vous vous résolviez à penser que cet alignement des planètes resterait un excellent souvenir. Celui d’un privilège que le hasard vous avait accordé. Et déjà vous étiez requis par d’autres rencontres. Sans plus songer à elle.
Comment tout cela, un jour, a-t-il chaviré? Non, ce n’est pas la bonne question. Les choses avaient déjà chaviré, mais elle n’en disait rien.
Au printemps de la deuxième année, Hélène a rencontré Imrân. D’abord elle ne m’en a rien dit, mais je devinais son existence, en creux, dans ses paroles. Je lui disais:
— Léna chérie, tu as rencontré quelqu’un.
Elle me répondait:
— Je ne sais pas, peut-être, je t’en parlerai plus tard.
J’insistais:
— Dis-moi, Léna, prunelle de ma vie, que je ne dois pas m’inquiéter, que c’est quelqu’un de bien.
— Paul, enfin, tu dois toujours t'inquiéter pour moi, sinon qui le fera? Tu es la seule personne qui m'aime, et que j'aime. Mais non, c’est un garçon très gentil, je t’assure, doux comme l’agneau. Seulement, il ne faut pas que mes parents le sachent.
Hélène Agassi faisait du cheval à Levens, et c’est à Levens qu’elle avait rencontré Imrân. Celui-ci travaillait dans un garage automobile, il réparait les voitures, mais sa passion était la moto. Il ne possédait rien au monde, qu’une Triumph Trident 660, réglée comme une montre suisse. Il lui a proposé d’en faire un tour dans les collines. Elle s’est agrippée à lui, et Imrân est devenu sa passion.
La Villa Bellevue comprenait quatre niveaux. Un rez-de-chaussée où l’on trouvait salon, salle-à-manger et cuisine, un premier étage où habitaient les parents, un deuxième étage qu’occupait la grand-mère. Dans les combles, enfin, deux chambres étaient réservées aux domestiques. Depuis que sa sœur Michèle était partie à Paris, où elle faisait des études de droit, Hélène avait quitté l’étage de ses parents pour investir la chambre que celle-ci avait longtemps occupée et qui était mitoyenne de celle de sa grand-mère.
La première fois que j’ai franchi la porte de la villa, c’était au début de notre relation. J’avais sonné et une domestique m’avait fait entrer au salon, où elle m’avait abandonné en me disant que Mademoiselle ne tarderait pas à descendre. Les fenêtres étaient grandes ouvertes, au moins deux gros bouquets de fleurs étaient disposés sur les meubles et le soleil se réfractait dans les miroirs. Mais ce n’est pas Hélène qui est entrée d’abord. Pour une raison inconnue, son père était chez lui ce matin-là. Il a été surpris de me voir. Il était grand et lourd, en même temps que souple comme un ours, ou un chasseur de papillons. Il a dit d’une voix grave:
— Vous venez pour ma fille?
— Je suis un ami d’Hélène, Monsieur.
— Comment vous appelez-vous? Hélène a beaucoup d'amis, je crois.
— Je m’appelle Paul Duteil. Je suis étudiant en musique.
Le colosse paraissait mécontent. On aurait dit un ogre. il a répété:
— Ėtudiant en musique…" Il semblait réfléchir, puis il a ajouté: "Je jouais du piano quand j’étais jeune. Du jazz. Je n’étais pas mauvais. Il m’arrivait de jouer dans les bars. Ensuite, j’ai fait en sorte de gagner ma vie et de sauver celles des autres.
Le ton n’avait rien d’aimable, mais je n’étais pas certain de m’être attendu à autre chose. S’il s’adressait ainsi à ses internes et aux autres personnes de son service, ceux-ci devaient avoir envie de s’enfoncer dans le sol, ou de le pousser dans l’escalier pour qu’il se rompe la colonne vertébrale. Mais je ne faisais pas partie de son équipe.
Hélène est entrée par une autre porte. C’était comme au théâtre. Elle avait entendu la dernière réplique et elle a soudain pali. Elle regardait son père, la mâchoire serrée. J’ai cru qu’elle allait pleurer, mais c’est lui le premier qui a détourné les yeux et la tête. Je crois qu’il a haussé les épaules et il est sorti.
Comme nous nous retrouvions sur le trottoir, elle m’a dit:
— Quelle espèce de connard ! Désormais, tu m’attendras en bas.
Je n’ai pas répondu et nous n’en avons plus parlé. L’incident me paraissait dérisoire; j’aurais voulu en rire avec Hélène, mais elle ne riait pas.


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