Nous étions trois élèves du conservatoire, amis et terriblement sérieux. Nos conversations portaient sur la musique, les matériels d’enregistrement et quelquefois le sport. Issus de milieux modestes, nous avions été programmés dès l’enfance pour devenir des interprètes de musique classique. Lucien jouait de la clarinette et du saxo; René était voué aux percussions; et quant à moi, je m’efforçais d’ajouter, à l’étude du piano, celle du vibraphone et des Ondes Martenot.
Nos parents respectifs avaient rêvé pour nous d’un métier propre, plein de charme, pas trop fatigant, encore qu’on voyageât beaucoup, et bien payé. Et nous l’avions imaginé aussi. Mais, les années passant, nous n’avions plus envie de nous asseoir à un pupitre, dans une fosse d’orchestre, pour guetter d’un œil la baguette du chef. Nous n’étions même plus certains de vouloir rivaliser avec qui que ce soit dans l’exécution des œuvres de Mozart ou Beethoven. Et à qui aurions-nous pu faire cet aveu parmi nos professeurs, ou même nos camarades?
Nous formions ainsi un groupuscule de dissidents. Nous avions découvert Glenn Gould. Nous nous employions à enregistrer et écouter toutes sortes de musiques, même du jazz et même ce qu’on appelait alors de la musique concrète. Nous n’en étions pas encore à inventer notre propre musique, mais il arrivait que l’un de nous, en riant, ose évoquer des dispositifs nouveaux, des formes originales. Nous avions déjà l’idée de ce qu’on appelle aujourd’hui les échantillons (samples en anglais), à savoir les extraits sonores prélevés sur des enregistrements préexistants. Nous prévoyions ainsi de superposer à Chostakovitch le bruit des tanks russes nouvellement entrés dans Prague. Mais ce ne serait pas pour tout de suite. Ce ne sont pas là des choses qui s’improvisent.
Lucien avait une tante qui tenait un petit hôtel à Beuil-les-Launes, dans la montagne. C'était à l’époque du carnaval. Nous y avions loué une chambre. Nous étions là tout près des pentes pour faire du ski. Le matin nous prenions l’autobus qui nous conduisait à Valberg. Les places assises étaient occupées par des groupes d’enfants que les moniteurs faisaient chanter. Arrivés là-bas, nous parcourions les pistes avec obstination. Même dans le brouillard et même sous la neige, quand il ne restait que nous. Nous étions fiers de compter parmi les meilleurs descendeurs de la station. Nous nous contentions d’un sandwich à midi; puis le soir, nous revenions à la nuit tombée. Un dîner nous attendait à l’hôtel et, très vite ensuite, nous allions nous enfermer dans notre chambre. Nous fumions nos pipes en écoutant Messe pour le temps présent sur un petit magnétophone allemand ou suédois que René avait apporté dans son sac. Une merveille.
À Beuil, un gros chalet de pierre et de bois accueillait une trentaine de jeunes gens de notre âge. Ils avaient leur propre autobus pour monter à Valberg. La tante de René nous avait expliqué qu’il s’agissait d’un patronage catholique, le chalet appartenant au diocèse de Nice. Nous nous regardions, les jeunes catholiques et nous, d’un côté à l’autre de la route, sans quitter nos mains des poches, ni oser mieux qu’un sourire. Mais le deuxième ou troisième jour, un miracle s’est produit.
Nous étions assis à la terrasse en planches d’un restaurant de Valberg, nous mangions nos sandwichs, tandis que nos voisins de Beuil formaient des groupes autour des tables. Ils paraissaient joyeux, affamés, ils faisaient du bruit. Alignés dans nos transats, les yeux abrités derrière des lunettes de soleil, nous faisions mine de ne pas les voir ni les entendre. Nous scrutions le haut des pistes, quand un événement s’est produit, aussi soudain et imprévisible qu’une avalanche, encore que beaucoup moins meurtrier.
Une des jeunes filles s’est détachée du groupe rival. Elle est venue jusqu’à nous. Je la revois, la tête penchée, plissant les yeux, retroussant le nez, à cause du soleil. Elle a dit que nous ressemblions à des élèves punis, qu’on a mis au piquet, et elle nous a proposé nous joindre à leur groupe.
Nous nous sommes aussitôt levés, tous trois comme un seul homme. Vérifiant notre tenue. Frappant la semelle de nos chaussures sur le plancher de la terrasse pour en décoller la neige. Et cette jeune fille, bien sûr, n’était autre que Hélène Agassi, que je ne devais pas tarder à appeler quelquefois Léna, d’autres fois L.É.N.A, mais le plus souvent Léna chérie.
> Chap. 3
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