Accéder au contenu principal

Mademoiselle Camille, 5

Nous avons longtemps parlé, elle, de son métier, et moi, du mien. Elle se montrait bavarde, fine, espiègle, en même temps qu'elle me laissait deviner le haut niveau de compétence qu'elle avait acquis, et qui lui valait d'être appelée quelquefois en Arabie Saoudite, à Melbourne ou à New York pour passer une robe par-dessus la tête de la riche cliente qui l'avait commandée à Paris. Puis elle s'est levée, comme pour prendre congé. Je me suis levé aussi. Elle a tiré à elle le manteau qui pendait sur le dossier de son fauteuil comme l’ombre d’un pantin désarticulé. Il était noir. J’ai songé qu’il devait coûter une fortune, puis soudain elle s'est retournée vers moi. Puis, elle a dit:
— T'es-tu jamais demandé pourquoi j'ai refusé de faire l'amour avec toi, ce fameux soir d'hiver, dans ta mansarde?
Je suis retombé sur mon siège. Elle s'est assise, elle aussi. Elle s'est penchée vers moi, les deux coudes appuyés sur ses genoux. Son pantalon était noir, très large et si court sur ses chevilles qu’il aurait convenu pour défier l'acqua alta de Venise. Il a bien fallu que je réponde. J'ai dit:
— Je ne sais pas. J'ai pensé que ma hâte y était pour quelque chose, que je m'étais conduit comme un mufle, et que sans doute tu avais eu peur de tomber enceinte. Ou peut-être, tout simplement, parce que tu n'en avais pas envie.
— C'est incroyable. Et pour cela j'aurais pleuré, j'aurais embrassé ta main, je t'aurais supplié de rester mon ami et, pour couronner le tout, je t'aurais fait jurer que tu m'embrasserais encore, ce que, par parenthèse, tu n’as pas fait? C'est là le scénario que tu as construit en fonction de ce que tu as vu et entendu, avec tes moyens d'alors? Cela te paraît cohérent?
— Cela n'avait pas beaucoup de sens. Sans doute. Mais j'avais dix-huit ans, et peu d'expérience de la vie. Je te demande pardon.
— Arrête de demander pardon. Ne dis pas de sottises. Tu ignorais alors que certaines filles n’aiment pas les garçons, et que ce n’est pas nécessairement un choix qu’elles font mais une réalité d’elles-mêmes qu’elles découvrent parfois dès l'enfance. J’ai aimé t’embrasser. J’ai découvert ce soir-là que je pouvais trouver plaisir à embrasser un garçon, imagines-tu la chose? Un instant j’ai cru que je pourrais faire l’amour avec toi, et dans le même instant il s’est avéré que non. Je n’avais jamais imaginé qu’il pourrait m’arriver, à moi aussi, d’aimer un garçon, de l’aimer de si près, même si ce n’était que si peu et si vite, et même si cet amour ne devait nous engager à rien. La chose ne m'était jamais arrivée, et elle ne m'est jamais plus arrivée dans la suite de ma vie. L'impossible se sera produit une fois. Comprends-tu maintenant pourquoi il aurait été tellement important que tu restes mon ami, et que tu m’embrasses encore? Mais toi, tu étais déjà amoureux d'une autre, tu ne pensais qu'à elle. Ne nie pas. Ne me réponds pas. C'est inutile. Veux-tu bien maintenant que nous allions nous reposer dans ta chambre? Ne crains rien. S'il te plait. Commande un grand pot de tisane, n'importe laquelle, et montons.


1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...