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La honte (3)

— Il prend la voiture de son père. Pourquoi? J’imagine que la vôtre était au parking? 
— Il m’a dit que son père était malade. Qu’il l’avait appelé, qu’il avait besoin de lui. C'est le prétexte qu’il a trouvé. Et il est parti sur sa moto.
— Vous l’avez cru?
— Bertrand n’avait pas passé une seule nuit chez son père depuis bien longtemps. Mais pourquoi pas? Il ne m’avait jamais menti. Il a fallu cette fois. Et ce n'était pas pour retrouver une fille.
— Entendu. Je comprends. Mais remontons quelques heures en arrière. Vous quittez votre bureau de l’avenue Thiers à six heures, vous revenez en tramway, et vous allez d’abord récupérer votre enfant chez votre mère, comme chaque soir.
— Ma mère va chercher Paul à la sortie de l'école. S’il fait beau, ils vont goûter au jardin, puis elle le ramène chez elle. La vie n’est pas gaie à la maison, ma mère a besoin de moi, de cette visite que je lui fais chaque jour, Inès aussi.
— Vous ne me parlez pas de votre autre frère.
— Sofiane ne m’adresse plus la parole. Il est rentré dans le clan des hommes. Il fréquente la mosquée avec notre père. Il me reproche d’avoir épousé un mécréant, et il fait pression sur Inès. Il lui fait honte de ne pas porter le voile, de parler aux garçons, il la fait pleurer, il lui arrive d'être violent avec elle. Ma mère la protège comme elle peut mais elles ont besoin de moi. Sofiane sait que je l'ai à l’œil, je suis la seule personne qu’il craint, parce que je connais la loi, que je travaille avec les services sociaux, alors il se méfie.
— Mais d’après le rapport, son père ne l’a pas vu. Je veux parler de votre mari.
— Bertrand avait les clés de la résidence et du garage. Il a laissé sa moto dans le garage et il est parti avec la voiture pour retrouver Walid.
— Ils auraient pu faire le trajet en moto. Pourquoi la voiture?
— J’y ai pensé aussi. Mais Walid lui avait peut-être dit qu’il avait un sac à transporter, avec toutes ses affaires. Qu’il avait quitté Marseille, ou Bobigny, ou Hambourg, qu’il avait enfin rompu avec le milieu du narcotrafic, qu’il lui avait échappé, et qu’il voulait refaire sa vie ici. Ils se retrouveraient devant la gare, pour aller où ensuite? Et Bertrand l’a cru, ou il a fait semblant de le croire, par amitié pour moi plus que par amitié pour lui.

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