Accéder au contenu principal

Titus (2)

Titus était l’aîné. Il avait huit ans à la naissance de mon père, ils habitaient à Buenos Aires, et Titus s’est beaucoup occupé de mon père quand leur mère est restée seule. Puis, quand mon père a eu douze ans, Titus les a quittés, d’abord pour les États-Unis, ensuite pour l’Europe. Il voulait faire du jazz. Et quand ma mère est tombée malade, mon père a songé à m’envoyer chez lui, à me confier à lui. Il m’a mis dans un bateau et j’ai fait le voyage pour vivre pendant trois ans auprès d’un homme que je ne connaissais pas. Les choses se sont passées ainsi. Pour autant, qu’est-ce que mon père savait de lui, après toutes ces années de séparation, sinon que Titus avait continué de faire de la musique et que désormais il vivait à Lisbonne? Pas grand chose, je crois. Ils ne s'étaient jamais revus, ils avaient dû s'écrire, de loin en loin, mais je crois que mon père n’avait pas une grande estime pour lui, que, pour une raison ou une autre, sans doute parce que Titus était parti et qu’il avait choisi la vie d’artiste, il éprouvait à son égard un sentiment mêlé de jalousie et d’amertume. Et quant à moi, après mon retour à Buenos Aires, je n’ai plus revu Titus qu’une seule fois. C’était un soir, comme nous étions l'un et l’autre de passage à Paris, nous avons dîné dans un restaurant arabe où nous nous sommes retrouvés, du côté de Saint-Germain-des-Prés, c’est lui qui connaissait l’endroit et qui m’en avait indiqué l’adresse, il semblait y connaître tout le monde, le patron et les serveurs l’appelaient par son prénom, et ensuite il m’a accompagné à pied jusqu'à mon hôtel, ce qui nous a fait traverser la Seine sur le Pont-Neuf où nous nous sommes arrêtés devant un cracheur de feu. Mais le lien était resté vivace, parce que nous nous sommes beaucoup écrit.

Mes lettres se réduisaient le plus souvent à de simples cartes postales, écrites à la va-vite, sur un coin de table, hors de chez moi, quand je pensais à lui, ce qui m’arrivait souvent. Celles de Titus étaient plus rares, une ou deux par an à peine, jamais plus, parfois moins, mais elles couvraient chaque fois plusieurs pages d’une écriture serrée, comme s’il avait manqué de papier et qu’il avait voulu en écrire le plus possible sur le minimum de pages, ou comme Alexandre Soljenitsyne quand il se débrouillait pour écrire L’Archipel du Goulag en déjouant la surveillance du KGB. Je les ai conservées. Il n’y parlait que de musique, ou à peu près que de musique. Il disait: “Tu te souviens, quand je jouais Caravan? Tu étais petit, bien sûr, mais peut-être que tu te souviens quand je jouais Caravan. Je cherchais à en donner une version dépouillée à l’extrême, pour une voix seule, sans aucune orchestration. Eh bien, je viens d’en découvrir une version chantée, accompagnée de manière habile par plusieurs instruments, mais dans laquelle la voix correspond exactement à ce que je cherchais à cette époque. Tu devrais la trouver sur Youtube, c'est celle de Cassandra Wilson.” Voilà comment me parlait mon oncle. Et, bien sûr, après avoir lu sa lettre, j’allais chercher sur Youtube la voix de Cassandra Wilson. Et c’est comme cela que, pendant toutes ces années où nous étions séparés, il a continué de faire mon éducation.

Version complète dans Librairie

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Valeur des œuvres d'art

En quoi consiste la valeur d'une œuvre d'art? Pour répondre à cette question, je propose le schéma suivant qui distingue 3 points de vue différents: V1 - Valeur d'usage V2 - Valeur de témoignage V3 - Valeur de modèle V1 - Valeur d'usage . Elle tient à l'usage que l'amateur peut faire de l'œuvre dans l'ignorance, ou sans considération de la personne qui l'a produite, ni des conditions dans lesquelles elle l'a fait. Cet usage peut être hasardeux, très occasionnel, mais il peut être aussi très assidu et, dans les deux cas, provoquer de puissantes émotions. Ainsi, pour des raisons intimes, une simple chanson peut occuper une place importante dans notre vie, sans que, pour autant, nous nous soucions de savoir qui en a écrit les paroles ni composé la musique. Cette valeur d'usage est très subjective. Elle tient exclusivement à la sensibilité du récepteur (celle qu'il montre aux thèmes, au climat, au genre illustrés par l'artiste), ainsi qu...