jeudi 5 septembre 2024

Chine ancienne

Les jours étaient si clairs que je me laissais surprendre par la soudaineté des soirs, et par l’abondance des pluies qui pouvaient s’abattre alors devant mon balcon. Le bleu le plus tendre continuait d’apparaître entre les nuages gris et roses. Du nombre de livres que j’avais sortis de ma bibliothèque, que j’avais feuilletés et empilés ça et là, dans l’espace étroit comme celui d’une cabane, je gardais une impression de voyages. Mon balcon se transportait en Chine ancienne. Je me souvenais d’une autre montagne que j’avais habitée lorsque j’étais très jeune, et du torrent qui grondait au pied du rocher hirsute où je me tenais debout, en équilibre.

Il y a les longs moments où le Vieillard se tient debout, sur son rocher hirsute, les bras croisés, avec le torrent qui gronde en contrebas.
Le soir surtout, et la nuit aussi bien.
Il faudrait qu’il se penche pour voir l’eau qui court aux tréfonds de la montagne, dans l’obscurité mêlée de racines et de lianes, et dont la voix résonne, mais il ne le fait pas.
Il écoute.

La question des fantômes qui le visitent alors, qu’il attend.
Des fantômes de princesses, ou des monstres, qu’il accueille comme ils viennent.

Je ne sais pas le nom de l’arbre planté sur son rocher, qui penche et dont l’abri lui sert de gîte.
Je vois des feuilles plates et larges comme des mains.
Les singes et les oiseaux criards, le jour durant, partagent son gîte, sautillant et volant dans les branches, au-dessus de sa tête, mais la nuit venue, ils se taisent et se rendent invisibles par crainte des fantômes.
Alors, il reste seul.

Pour moi, en fait de torrent qui gronde au pied du rocher, c’est le passage des tramways, éclairés à l’intérieur, qui filent sous mon balcon.

mardi 3 septembre 2024

Dans les gorges du Daluis

Nous n’étions jamais allés là-bas, nous ne nous étions jamais approchés de cet endroit, nous n’avions même jamais traversé l’Atlantique, et d’ailleurs Fut Manchu (c’était le nom que je lui avais attribué) n’avait pas dit que nous y avions été, il avait seulement dit qu’il nous y avait vus, ce qui incluait que ce puisse être en rêve, par l’imagination. Et si ces images étaient évidemment mensongères (des leurres, des attrape-nigaud, des miroirs aux alouettes), il n’en restait pas moins qu’elles avaient fait sur moi une forte impression, qu’elles m’avaient paru étrangement familières, comme si, plutôt que lui, c’était moi qui les avais rêvées. D’une certaine façon, j’avais cru nous y reconnaître, Louise et moi. Je n’en revenais pas. J’en restais bouche bée. Et, dans les jours qui ont suivi, je n’ai cessé d’y penser, de les revoir. Il fallait qu’à un moment ou un autre de notre existence commune, nous les ayons rencontrées, ces images (ces photos), mais où et quand? Impossible de le savoir. Jusqu’au jour où je l’ai su.

Dans une conférence de janvier 2022, Jean-Christophe Bailly explique que la photographie est emblématique de la modernité en art en tant que celle-ci repose sur le principe du prélèvement (ou de la cueillette). Denis Roche ne disait pas autre chose. Ne cherchait pas autre chose.

Le nom que je cherchais était celui de Denis Roche. Les photos que Fut Manchu m’avait décrites, qui auraient été prises au Mexique et sur lesquelles nous étions censés figurer, Louise et moi, nous les avions découvertes bien des années auparavant dans des livres de Denis Roche.

Le nom de Denis Roche m'est revenu à l’esprit un jour que je me trouvais en voiture remontant de Guillaumes par les gorges du Daluis. C'était par un matin d'octobre, le ciel était radieux, l’air d’une transparence qui aurait permis de faire des photos d'un “piqué” remarquable. J'étais descendu à Guillaumes pour faire quelques achats que m’avait demandés Zoé ou peut-être Eulalie. Maintenant je faisais partie de la maison et je devais me dépêcher pour apporter à Zoé (ou peut-être Eulalie) deux cubis de vin et de la charcuterie qui faisaient besoin pour le repas de midi. Et me trouvant seul dans ces virages vertigineux, soudain j’ai pensé “Guillaume(s), quel(s) Guillaume(s)?” et aussitôt après “Tant de roches rouges!”, et aussitôt après je me suis souvenu qu’à un moment de ma vie, et jusque tard encore, j’avais voulu être poète. Et c’est à ce moment que le nom de Denis Roche m’est venu à l’esprit.

Le fait est qu’ici (dans le cabinet de l’analyste), au fil des ans, je n’ai pas raconté mon histoire. J’ai raconté beaucoup de choses relatives à mon histoire mais je n’ai pas raconté mon histoire. Et parmi les choses que j’ai racontées, qui me venaient à l’esprit, beaucoup étaient inventées, purement imaginaires, encore que faites souvent de collages (ou de montages) de choses qui m’étaient réellement arrivées, la règle freudienne primordiale de la “libre association” voulant que je ne me soucie pas de la distinction entre celles qui étaient réelles et celles qui étaient inventées.


dimanche 1 septembre 2024

Voyage au Mexique

Un autre jour il m’a dit: Je vous ai vu au Mexique avec votre femme. Vous aviez un appareil photo entre les mains, un Rolleiflex je crois, vous faisiez du tourisme et là, vous étiez devant la pyramide de Kukulkan que vous essayiez de faire entrer dans la photo. Cela vous dit quelque chose?
MOI: Nous ne sommes jamais allés là-bas. Vous êtes sûr que c’était nous?
LUI: L’image disait que c’était vous.
MOI: Quel âge avions-nous?
LUI: Oh, vous étiez jeunes, la quarantaine peut-être.
MOI: Quand nous avions quarante ans, nos enfants étaient petits, ils voyageaient avec nous. Jamais nous n’avons voyagé sans eux. Ou peut-être deux ou trois fois à Paris, et une fois à Londres. Pas davantage. Ils n’étaient pas sur la photo?
LUI: Non, il n’y avait que vous sur la photo, et aucun autre touriste. Vous sortez d’une forêt où volent des perroquets ou des oiseaux de ce genre, et soudain, dans une clairière, la pyramide apparaît devant vous. Et votre femme se tient dans votre dos, tandis que vous vous approchez juste assez pour faire entrer la pyramide dans la photo. Comme on la voit, votre femme est très belle. Très lumineuse. Elle est prise de profil, dans un instant où elle se tourne, si bien que son visage est flou.
MOI: Le pire, c’est que ça ressemble assez! (Rire.) Où avez-vous pêché cela?
LUI: Et je ne veux pas m'appesantir sur le sujet, je ne voulais même pas vous en parler, mais puisque nous y sommes, autant le dire: il y a beaucoup d’autres photos aussi qui défilent à toute vitesse, associées à celle-ci.
MOI: Je ne comprends pas.
LUI: Oh, quantité de photos qui sont prises, non pas devant la pyramide mais dans votre chambre d’hôtel.
MOI: Dans notre chambre d’hôtel?
LUI: Oui, dans votre chambre d’hôtel. Vous êtes des touristes, il faut bien que la nuit vous dormiez quelque part, et même que vous fassiez la sieste, pendant de longues heures de la journée, quand il fait trop chaud pour sortir, et que vous preniez des douches. Est-ce que je me fais comprendre?
MOI: Oh, oui, maintenant je vois très bien. Vous essayez de me faire entendre que, sur ces photos, ma chère femme est dévêtue.
LUI: Elle l’est, en effet. Et pardon, mais je vous y vois aussi.
MOI: Moi aussi? Comment cela?
LUI: Cette chambre a beau être petite, elle n’en est pas moins meublée d’un grand lit, toujours défait, et d’une petite table en bois sur laquelle sont posées une machine à écrire et une rame de papier. Et puis, il y a un miroir. Un grand miroir. Vous imaginez la chose, ou faut-il que je vous fasse un dessin?
MOI: Vous voulez dire que, dans cette chambre, on nous voit tous deux dans le miroir?
LUI: Exactement. Sur beaucoup de photos, l’appareil que vous tenez entre vos mains apparaît dans le miroir, au premier plan, et votre femme se tient à côté de vous. Vous lui avez demandé de s’approcher assez pour entrer dans le cadre. Et elle se montre fièrement. D’une manière très digne et très belle. Vous pouvez me croire, ces images n’ont rien d’indécent.
MOI: Vous m’avez presque convaincu. Et puis, au point où nous en sommes, dommage que je ne les voie pas, moi aussi, ces photos. Que je ne les aie pas gardées.
LUI: Ne vous plaignez pas. Grâce à moi, grâce au pauvre fantôme que je suis, maintenant vous les verrez.
MOI: Mais on ne m’avait pas dit que vous étiez un assassin?