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Un père venu d'Amérique (7)

Violaine semblait heureuse d’en avoir parlé avec moi. Sans doute en parlait-elle aussi avec Mizuki, mais à part nous? Sa mère n’était plus là pour l’entendre et lui répondre. Les informations qu'elle avait pu recueillir, venant d’elle, n'étaient pas nombreuses. Elle m’en a fait la confidence, un soir, sur le palier où nos deux portes étaient ouvertes, tandis qu’Yvette prenait son bain au fond de l’appartement et que nous l'entendions parler à sa licorne et la gronder. Elle m’a dit: “Ma mère était danseuse de cabaret. Elle avait dansé dans des cabarets de province, en France mais aussi en Italie et en Belgique, et, cette année-là, elle faisait un remplacement dans la troupe du Moulin Rouge. Le monsieur en question était américain. Tout le monde l’appelait Johnny Walker. Il était jeune, parlait un français correct et semblait très copain avec le directeur de l’établissement. On les voyait parler ensemble et boire des coups. Il avait remarqué ma mère. Deux ou trois fois, il l’avait attendue à la sortie des artistes, et la troisième fois, ou peut-être la seconde, elle l’avait suivi à son hôtel, un petit hôtel qu’elle m’a montré un jour que nous étions à Pigalle. Et Johnny Walker avait quitté Paris depuis plusieurs semaines déjà quand elle s’est aperçue qu’elle était enceinte. Et alors, elle est revenue à Nice où elle avait grandi et où vivait sa mère. Et ensuite, après ma naissance, elle a appris le métier de costumière dans les ateliers du Casino Ruhl, et ensuite encore, quand j’avais sept ou huit ans, elle n’a plus travaillé que chez elle, où elle confectionnait des vêtements sur mesure et où elle recevait ses clientes.
— Un vrai roman-photo. Il ne manque que les photos. On pourrait même en faire le scénario d'un film.
— Tu ne crois pas si bien dire. Elle avait gardé quelques photos de son passage au Moulin Rouge. Je les ai retrouvées chez elle. Je te les montrerai. On l’y voit très dévêtue mais elle n’était pas gênée de me les montrer, elle disait ‘J’étais plutôt jolie, tu ne trouves pas?’
— Elle devait être charmante, ta mère. J’aurais aimé la connaître!
— Je suis sûre que vous vous seriez entendus comme larrons en foire! Je me serais beaucoup amusée à vous voir et vous entendre! Vous auriez parlé des Beatles, des minijupes et de Mary Quant.
— Exactement Et nous aurions parlé aussi de David Bailey et de Catherine Deneuve. Et ce monsieur confirme le scénario?
— Tout à fait. Il dit qu’il était chargé par des commanditaires de négocier l’ouverture d’un nouvel établissement à Marseille, qui se serait appelé lui aussi le Moulin Rouge, et qu’il était retourné à Atlantic City pour faire son rapport sans du tout savoir que la danseuse était enceinte.
— Et ensuite, pendant toutes ces années…?
— Je ne sais pas. Il m’a seulement dit qu’il avait été marié mais qu’il n’avait pas d’enfant. Je veux dire, pas d’autre enfant que moi.
— Et il savait que ta mère était morte?
— Oui, il le savait. J’ignore comment il l’a appris. Je me suis demandé si ma mère et lui n’étaient restés en relation. Si pendant toutes ces années peut-être, ils n'avaient pas correspondu. Mais sans doute que je rêve, et je n’ai pas osé lui poser la question.”

Puis une autre fois, c’était une fin d’après-midi, j’étais à l’hôtel, elle m’appelle et elle me dit: “Je suis au parc Moreno avec Yvette. Ça t’ennuie de nous rejoindre?” Je cours donc les rejoindre. Et cette fois, elle paraît inquiète. Et, tandis qu’Yvette s’amuse devant nous avec une petite fille de son âge, elle dit: “Il veut me rencontrer…
— Qui, ton père?
— Oui, mon père! Il dit qu’il veut venir ici pour me rencontrer…
— Eh bien, voilà une excellente nouvelle. C’est gentil de sa part. Tu ne trouves pas?
— Oui, non, peut-être. Je ne sais pas. Il dit qu’il veut faire le voyage jusqu’ici juste pour me voir. Cela ne te paraît pas délirant?
— Délirant? Mais non, enfin, pas du tout! Vous vous êtes retrouvés, vous avez parlé devant un écran d’ordinateur, vous vous êtes bien entendus, et maintenant il veut voir l’endroit où tu habites, ta boutique, il veut faire la connaissance d’Yvette. Tout cela me parait bien naturel. Je ferais pareil si j’étais à sa place.
— Mais moi, de mon côté, est-ce que j’ai envie de le voir, après toutes ces années? Il ne me pose pas la question! Et tu ne me poses pas la question, toi non plus!
— Je comprends, oui, peut-être. Mais qu’as-tu à craindre? J’imagine qu’il ne compte pas s’établir ici, ni seulement dormir chez toi. Il semble assez riche pour se payer un hôtel. Laisse-le venir! Ce sera entre vous deux une bonne chose de faite.
— Oui, peut-être, tu as raison. Il parle de venir seulement pour un week-end. Je n’ai pas osé lui dire non. Il n’a pas indiqué de date. Mais quand même, il fait soudain intrusion dans ma vie, après toutes ces années d’absence, sans jamais m’avoir écrit, et il pense que je vais l’accueillir à bras ouverts, et pourquoi pas aussi que je vais l’appeler Papa?”

Puis, la troisième fois, ce fut peut-être quinze jours plus tard. Elle a frappé chez moi à onze heures du soir. J'étais en train de revoir Les Nuits de la pleine lune, des fois qu'un détail m'aurait échappé, question de le savoir par cœur. Ou peut-être parce que Pascale Ogier dans le rôle de Louise ne laissait pas de me faire penser à Violaine, encore que leurs façons de s'habiller fussent très différentes. Elle m’a dit: “Éteins!, s’il te plaît, je sais que je t’embête mais je repars très vite!” Elle a dit: “Oui, s’il te plaît, tu reprendras après!” et elle est tombée assise dans un fauteuil, devant moi, le buste en avant et les coudes plantés sur les genoux, et les paroles ont jailli de sa bouche: “Il m’a dit vendredi en huit. Il vient de me dire vendredi en huit, que cette date l’arrangeait, parce qu’ensuite il avait d’autres personnes à voir dans différents pays, avant de retourner chez lui. Il m'a demandé si cette date était possible pour moi, et moi comme une gourde j’ai répondu que oui, sans doute, il n’y avait pas de problème, et ensuite il m’a expliqué que nous ne nous retrouverions pas à Nice mais dans une auberge perchée sur le col de Vence, et là de nouveau je n’ai pas demandé pourquoi cette auberge, pourquoi le col de Vence, j’ai dit oui, bien sûr, et j’ai noté l’adresse, comme une enfant docile, comme une première de la classe. Tu crois que je suis folle?”
— Comment s'appelle cette auberge?
— C'est l'auberge de Marius et Daniel. Tu connais?
— Pas du tout.
— J'ai regardé sur internet. C'est un établissement bien noté. Très confortable. Où on fait la cuisine à partir des produits du jardin. Tu ne trouves pas bizarre qu'il m'invite là-bas?
— Il évite de s'imposer chez toi, de s'immiscer dans ta vie. Il choisit de te donner rendez-vous en terrain neutre. Que pouvais-tu espérer de mieux?
— Mais il ne connaîtra pas Yvette!
— Ce sera sans doute pour une autre fois. Laisse-lui le temps!
— Tu penses donc que je dois accepter?
— Mais tu as déjà accepté! Et tu as bien fait. Ne t'inquiète pas!”


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