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Prodiges indiens, 8

Un jour, c’est peu avant Noël, ils prennent l’avion pour se rendre sur l’île de Silent. Andrew a écrit à Maïa qu’il souhaitait rencontrer Tom. Ce serait la première fois, jusqu’alors il ne l’avait jamais vu qu’en photos. Maïa a dit que ce serait bien. Qu’elle parlerait à l’enfant pour lui annoncer cette visite. Ils sont convenus d’une date. Andrew a demandé à Norah de bien vouloir l’accompagner. Le chauffeur de taxi est venu les chercher à la villa et les a conduits à l’aéroport de Murmur.
Le ciel est couvert de gros nuages et il y a du vent. D’habitude Rajeshwari (c’est le nom du chauffeur de taxi) trouve toujours quelque confidence à livrer concernant la femme qu’il aime, une histoire à raconter. Vous rencontrez sa bouche et ses yeux dans le rétroviseur et vous entendez sa voix. Mais cette fois il ne dit rien. Il faut que Norah l’interroge:
— Rajeshwari, savez-vous quelque chose sur l’orage qui nous attend? 
Et celui-ci répond:
— Je sais que vous serez ce soir de retour à l’aéroport, et que je viendrai vous chercher. Ne vous inquiétez pas, Norah. Vous aurez de la pluie, vous serez un peu secoués, mais vous garderez de cette journée un très beau souvenir.
Norah sourit de l’entendre l’appeler par son prénom. Elle hoche la tête. Elle dit:
— Merci Rajeshwari.
À l’aéroport, ils sont surpris de ne pas trouver Stephen. C’est un autre pilote qu'ils découvrent au pied de la passerelle. Il s’appelle Paul et se présente comme l’associé de Stephen. Pendant le vol, Andrew tient sur ses genoux un sac qui contient des présents pour Tom et, malgré les secousses, il appuie son front sur la vitre du hublot. Un autre taxi les attend à l’aéroport de Silent et leur fait parcourir quelques kilomètres d’une route sur laquelle la boue éclabousse le pare-brise. Le paysage semble avoir perdu ses couleurs. Il reste un peu du bleu de la mer derrière des dunes de sable, un peu du rouge et du jaune peints sur les planches des établissements de plage qui sont tous fermés. Ils parviennent ainsi à un village. Quand ils descendent de la voiture, ils trouvent Stephen et Tom qui les accueillent sur le seuil. Ils se tiennent par la main. Stephen explique que Maïa travaille à ses bijoux dans un atelier situé ailleurs dans le village. Mais qu’elle est heureuse de leur visite et qu’elle viendra plus tard les saluer.
La journée se passe sans beaucoup de paroles, certaines échangées entre Norah et Stephen, d’autres entre Andrew et Tom. Andrew est assis sur un fauteuil de toile et l’enfant joue devant lui, sur un tapis où il a ouvert le sac qu’Andrew a apporté. Norah et Stephen quittent le salon, ils passent dans la cuisine pour fumer des cigarettes et préparer du thé. Ils sortent dans le jardin où la pluie a cessé. Tom explique à Andrew ce qu’il apprend à l’école. Que c’est une toute petite école, pas très loin d’ici, où les enfants écoutent beaucoup de musique, tous les plus beaux opéras italiens, mais aussi des concertos de Mozart, où ils apprennent des poésies qu’ils recopient sur de grandes feuilles et qu’ils illustrent ensuite de dessins faits aux crayons de couleur ou à la peinture. Leur maître est jeune, il vient d’Allemagne, il joue de la guitare et les entraîne au taï-chi. L’après-midi, ils cultivent des fruits et des légumes et ils apprennent à compter.
Il se peut qu’à un moment Andrew s’endorme sur son fauteuil. Quand il ouvre les yeux, l’enfant est debout devant lui, tout près, et il l’observe. Il dit:
— C’est vrai que tu es mon père? 
Andrew lui prend la main. Il dit:
— Oui, c’est vrai. Mais je suis vieux, et c’est Maïa et Stephen qui ont tout fait pour toi. Je les en remercie.
Maïa les rejoint au moment où ils s'apprêtent à partir. Ils sont tous les cinq debout devant le bungalow où le taxi du retour vient d’arriver. Un peu de soleil perce les nuages. Tom lève le menton et observe les quatre adultes. Norah s’adresse à leurs hôtes, elle dit:
— La prochaine fois, c’est vous qui viendrez.
Maïa acquiesce. Elle avoue:
— Vous savez, je n’étais pas très loin, je n'ai pas pu travailler à mes bijoux, ni à rien d’autre. J’avais peur. Je n’ai fait qu’attendre. Stephen est plus courageux que moi.
Norah hoche la tête à son tour. Elle sourit et elle dit:
— Nous l’avions bien compris.
Quand l’avion se pose sur l’aéroport de Murmur, la nuit est venue et la pluie recommence, très fine et douce. Rajeshwari est au rendez-vous pour les raccompagner. Mais, dans les avenues qui grimpent à flanc de colline, avant d’arriver à la villa, il arrête le véhicule sur un bas côté, puis il se retourne vers eux qui sont assis sur la banquette arrière, et il dit:
— Alors, vous me racontez ?


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