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La maître de piano, 9

Je me souviens comme il faisait froid, à Altrosogno, lorsque j’étais enfant. Je me souviens comme le vent soufflait dans la cour de récréation de notre petite école. Les grands marronniers perdaient leurs feuilles qui traînaient sur le sol avec un air méchant. Les portes en bois des cabinets claquaient comme des gifles, et leurs bruits étaient repercutés au loin par la montagne.
L’école regardait la vallée. Nous y parvenions en gravissant des ruelles en escaliers, nous avions froid aux jambes, et l’après-midi, tandis que le maître avait quitté la classe pour faire des polycopies sur une machine à alcool dont les relents lui montaient à la tête, et que les autres élèves chahutaient, debout sur les tables, j’appuyais mon front aux vitres des fenêtres pour me dérober à ce désordre, à cette agitation. Ou encore, c’était à l’heure de la récréation, quand nous sortions dans la cour et que soudain nous hésitions à nous avancer. Chaque fois nous étions pris de vertige devant tant d’espace, tant de vide, de nuages et de pluies, devant tant de rochers pointus et d’arbres hérissés, devant tant de cris de corbeaux et de noirceurs accumulées.
Qu’est-ce que serait ma vie? Où irais-je la vivre? Je savais être bon en calcul et que je devrais me débrouiller avec ce maigre talent, comme d’autres qui ont appris la musique se débrouillent avec leurs instruments.
— Tu sais jouer de la clarinette, ou du hautbois, ou du violon? Eh bien, puisque tu es aux armées, maintenant que c’est la guerre, peut-être pourrais-tu jouer du clairon? Ce serait utile, chaque fois qu’on a besoin d’entendre la Sonnerie aux Morts. Et tu y gagnerais des jours de permission.
D’abord descendre dans la vallée où sont des fermes, des moulins et des moissons, puis, suivant la berge du fleuve, marcher tout droit jusqu’à la mer.
Je suis allé voir ma mère. C’était l’après-midi. Elle était dans son petit salon, assise dans son fauteuil, devant le poste de télévision, occupée à regarder des bêtises. Je me tenais dans la chambre où je triais le contenu d’une boîte en carton que j’avais descendue du sommet de l’armoire. La porte entre nous était ouverte. Je la voyais de dos, ce qui était bien assez. Je m’efforçais de ne pas entendre les dialogues stupides du soap opera qu’elle était en train de regarder en hochant la tête, comme pour approuver, comme si quelque chose dans tout cela pouvait avoir le moindre sens. Soudain, sans se retourner, elle a dit:
— Tu te souviens de l’arpenteur?
Et soudain, oui, je me suis souvenu de l’arpenteur. Il logeait à l’auberge. Il était venu de loin pour effectuer un travail qu’on lui avait commandé mais, maintenant qu’il était là, personne n’était capable de lui dire en quoi consistait ce travail. Et il restait inoccupé. Et, en attendant qu’on retrouve le projet qui avait été voté en une séance du conseil municipal (l'arpenteur était en mesure de produire le courrier qu’il avait reçu, tenant lieu de contrat, portant le tampon de la mairie et une signature qui semblait bien être celle du maire, encore que celui-ci ne s’en souvenait pas, et pas davantage sa secrétaire qui, pourtant, avait une mémoire infaillible), les frais de sa pension étaient couverts par la commune. Si bien qu’on s’était habitué à lui.
Combien de mois était-il resté parmi nous, avant de disparaître comme il était venu?
Dans la journée, il se promenait dans le village, il montait jusqu’à l’église, il lisait le journal dans un pan de soleil qui le réchauffait. L’après-midi, en dépit du vent qui se levait, on le voyait assis sur un banc où, relevant le col de son imperméable, il jouait aux échecs avec un adversaire de passage qui, lui, restait debout. Le plus souvent un vieux monsieur. L’ancien pharmacien. Sans qu’une seule parole audible soit échangée entre eux. Avant qu’ils se séparent avec, pour toute salutation, une chiquenaude portée au bord de leurs chapeaux. D’autres fois, son adversaire était un enfant. C'était moi.
On disait qu’il écrivait des lettres, qu’il les postait et qu’il en recevait d’autres. Les femmes et les jeunes filles le trouvaient beau, encore qu’il ne fût plus très jeune. Le soir, elles venaient à l’auberge rien que pour le voir.
— Oui, je me souviens.
— Il est revenu l’autre jour.
— Ah, oui? Et alors?
— Alors, rien. Il était accompagné d’une femme très belle, souriante, qui le tenait par le bras et qui lui parlait en approchant son visage du sien. Et lui aussi souriait en hochant la tête. Ils semblaient amoureux.
— Je suis heureux de le savoir. L’avions-nous assez bien accueilli?
— Cette femme était aveugle.
— Tu as vu cela?
— Non, mais on me l’a raconté.


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