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Pour l'éternel présent

Oserais-je dire qu'on se rassure à peu de frais en prétendant, contre toute évidence, qu'après la mort, il n'y a rien. Parlez-en aux enfants des grands criminels de guerre, ils vous en diront quelque chose.

Je suivrai plutôt ici la voie du pseudo-Lavoisier, selon lequel: "Dans la nature, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme."

Nos vies humaines ont un début, un milieu et une fin, mais pour ce qui est de nos existences personnelles, il en va autrement. Qui peut nier que Beethoven ou Cézanne continuent d'exister parmi nous, qu'ils continuent de nous influencer de la manière la plus active?

Un nom personnel nous désigne. Mais suffit-il à se refermer sur nous-mêmes? Nos existences humaines n’ont pas de sens. La raison pour laquelle elles n’ont pas de sens est simple à concevoir et elle est rédhibitoire. Elles n’ont pas de sens parce qu’elles sont sans limites. Parce qu’on ne peut pas les enfermer dans un cercle, ou une frontière qui séparerait ce qui leur appartient de ce qui ne leur appartient pas. Qui marquerait ainsi leur contour exclusif.

La tradition romanesque se perpétue en Occident comme un ailleurs. Elle se joue de trois catégorisations conceptuelles qui structurent notre perception du monde tel qu'il a été décrit par le rationalisme occidental. Elle intrique en effet le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, les humains et les lieux. Et en cela, elle remet en cause le statut du sujet en même temps qu'elle lui offre sans cesse d’autres possibilités d’identification. Il arrive que je me prenne pour Philip Marlowe, mais il arrive aussi que je me prenne pour une sonate de Scarlatti.

Si on voulait raconter tout de la vie d’une seule personne, il faudrait que le récit, de proche en proche, englobe le passé et le présent de l’univers tout entier.

Je vous ai parlé de moi, vous croyez me connaître, mais que savez-vous de la personne que j’ai aimée, ainsi que des autres personnes qu’elle a aimées et qui ont continué de l’habiter, et dont elle a porté en elle la mémoire vivante? Et je ne vous dis rien encore du village où s’est déroulée son enfance, des arbres, des animaux, de la petite école où elle a appris à lire, de l'église qui se trouvait sur la place de ce village, et des vitraux qui ornaient cette église, sur lesquels étaient peintes les figures des anciens seigneurs de ce pays, dont les traits des visages se retrouvaient parfois dans ceux des habitants d’aujourd'hui? Sans tout cela, vous ne pouvez pas comprendre, et moi-même je n'ai pas compris. Et moi-même je n’ai jamais su au juste qui elle était. Ainsi va la vie.

Seules les histoires qu’on raconte ont un sens, parce qu'elles ont un début, un milieu et une fin. Et bien sûr, nous les nourrissons toujours nécessairement de nos expériences personnelles. Mais elles n’en retiennent jamais qu’une petite partie.

Insistons sur un point, que les travaux de Philippe Descola ont mis en évidence. Dans une fiction narrative, un personnage n’est jamais seul, et il n’y rencontre pas non plus que des humains. Il y a aussi des lieux et tout ce qui les peuple. Et ces lieux ne sont pas seulement les décors, l’arrière-fond séparé de l’aventure humaine, ils s’intriquent avec elle, ils la conditionnent pour former une totalité d’un niveau supérieur.

Sigmund Freud dit, ou peut-être est-ce Jacques Lacan, et je ne sais plus dans quel livre, que notre inconscient ignore la profondeur du temps. N’est-ce point une évidence, qu’un événement très ancien peut nous marquer jusqu'à la mort, rester davantage présent qu’un autre qui s’est produit hier? Mais aussi qu’une guerre qui se déroule à l’autre bout du monde peut nous marquer autant que si nous en avions été nous-mêmes les victimes?

Je me souviens d’Anne Frank. Je me souviens de Pierre Brossolette qui fut torturé par les nazis pour qu’il livre les noms de ses compagnons d’armes, puis qui mourut sans avoir livré d'autre nom que le sien. Je me souviens de Fernand Iveton, d’Henri Alleg. Je me souviens des innocents enlevés par le Hamas. Mais je me souviens aussi d’Ulysse, de Roméo et Juliette, et d’Augustin Meaulnes que ses camarades appelaient le Grand Meaulnes.

Qui suis-je, moi qui ne serais rien sans eux, ou bien si peu de chose? Je suis, comme tous les êtres parlants, celui qui raconte des histoires qui les implique tous, à chaque instant, pour donner un peu de sens à ce qui n’en a pas.

Nous sommes des sujets parlants, et la première caractéristique du langage est de marcher en file indienne. Dans notre bouche comme à l'écrit, les mots se suivent. Ils ne peuvent venir que l'un à la suite de l'autre tandis que, pour l'expérience vécue, il n'en va pas ainsi. Il n'est pas d'expérience d'un amour, d'une violence ou d'un deuil, qui ne soit celle d'un foisonnement prolifique, inextricable comme celui d'une jungle. Tandis que si nous voulons en rendre compte, à chaque instant il nous faudra choisir.

Est-il possible de rendre compte de la réalité au moyen du langage? La réponse est oui, assurément, à condition d'entendre que c'est par-fois. Une fois après l'autre. Et jamais qu’en partie. Chaque fois, nous échouons à en dire plus, à dire mieux, et chaque fois nous ajoutons une histoire encore à celles que nous avons déjà dites. Comme faisait Shéhérazade.

Le danger est toujours que nos histoires soient trop ambitieuses en prétendant tout dire, ou qu'au contraire elles soient trop simplistes.

Nous devons éviter de mentir. Je veux dire que nous devons faire en sorte que le sens des histoires qu'on raconte ne se referme pas trop étroitement sur lui-même, qu’il ne se contente pas de distinguer les prétendues “bonnes personnes” de celles qui ne le seraient pas, comme a l’habitude de faire un ancien et futur président des États-Unis. Nous devons faire en sorte que ces histoires ne séparent pas trop brutalement les vivants et les morts, ni les humains des autres êtres, réels ou imaginaires, avec lesquels ils font leurs vies. Mais qu’au contraire, elles restent ouvertes à ce qui ne pèse pas plus qu'un orage dans le ciel, qu’une averse soudaine, qu’un battement de cils. À ce prix, et non pas en nous repliant sur nous-mêmes, nous pouvons accéder à ce que Milan Kundera a appelé si joliment L’Insoutenable légèreté de l'être, ou encore à ce que Patrick Modiano appelle L'éternel présent, qui n’est pas un présent oublieux du passé mais celui au contraire dans lequel le temps est aboli.

Je me suis inventé une devise. Je vous la livre: “J’invente beaucoup mais je ne mens jamais.”

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